Makibook
Chroniques d'une évasion littéraire
BD > Drame
L E L O U P D E S M E R S
Riff Reb's - 2012
Soleil Productions - 119 pages
13/20
Joutes physiques et oratoires en pleine mer
Cette histoire débute par une traversée maritime dans la baie de San Francisco par un dandy, critique littéraire, prénommé Humphrey Van Weyden. Ce dernier prend le ferry pour rejoindre un ami afin de tenir quelques discussions intellectuelles entre philosophie et littérature.
Malheureusement, cette navigation qui aurait dû se révéler tranquille et routinière va prendre une tournure dramatique à cause d'un brouillard à couper au couteau. Suite à une collision avec un second navire, le ferry sombre en laissant ses passagers confrontés à leur propre sort.
Humphrey est projeté dans l'eau froide et retrouve ses esprits alors qu'il est à bord du Fantôme, une goélette pratiquant la pêche au phoque. À peine remis de ses émotions, l'homme de lettres apprend avec horreur qu'il est hors de question de faire demi-tour pour le débarquer. Il fait désormais partie de l'équipage en route pour les riches eaux du Japon !
À mille lieues des échanges intellectuels dans les salons feutrés de la bonne société, Humphrey est brutalement projeté dans un monde totalement nouveau ; un univers âpre et rude où la survie est le seul objectif à court terme.
Il fait connaissance avec chaque personnalité de l'équipage, découvre les tensions entre les marins, devine qui sont les faibles et les forts, lesquels mentent pour amadouer l'ennemi et surtout se retrouve confronté au capitaine Loup Larsen. Ce dernier possède un physique hors norme : « La tête d'un roi babylonien sur un corps de titan. »
En outre, il est extrêmement cultivé mais possède une morale détestable.
Humphrey prend ses marques dans ce microcosme très rude et devient second sur le navire. Sa relation houleuse avec Loup Larsen constitue l'essence même du récit. Leurs joutes sont partagées entre des échanges intellectuels sur les traités qu'ils ont tous les deux lus et les accès de violence physique, exacerbés par de terribles migraines, du capitaine.
Cette bande dessinée est adaptée du roman éponyme de Jack London publié aux États-Unis en 1904.
Riff Reb's a très bien apprivoisé l'univers de London en dessinant de vraies gueules de marins et en retranscrivant fidèlement la dureté de l'univers maritime. L'atmosphère est continuellement tendue ; la violence est tapie dans chaque page, prête à bondir.
Ma réticence concerne la mise en couleur de l'album. Le dessin aurait gagné à être accompagné d'une mise en couleur directe (aquarelle, gouache, ...) ou à carrément rester en noir et blanc avec un travail au fusain sur les ombres et les lumières.
Au lieu de cela, le lecteur se retrouve face à une couleur « froide » car numérique. Dommage car cela retentit fortement sur la qualité finale de l'uvre !
[Critique publiée le 20/06/21]
L E J O U R N A L D E M O N P È R E
Jirô Taniguchi - 1995
Casterman - 274 pages
19/20
Une psychanalyse émouvante
Ce récit émouvant et somptueux débute par l'arrivée de Yoichi dans sa ville natale, Tottori, pour assister à la veillée funèbre organisée pour célébrer dignement la mort de son père, Takeshi. C'est l'occasion pour Yoichi, narrateur de cette histoire, d'évoquer son enfance auprès d'un père qu'il a fui jeune, au moment de partir faire ses études à Tokyo.
L'événement marquant qui aura façonné les relations au sein du noyau familial et brisé sans doute indirectement le lien qui unissait son père Takeshi à sa mère Kiyoko est décrit avec détail. Il s'agit du terrible incendie qui dévasta Tottori en 1952.
Des constructions en bois vulnérables et un fort vent combinés à beaucoup de malchance seront les principales raisons du cataclysme qui détruisit cinq mille deux cent quatre-vingt-huit maisons exactement, soit les deux tiers de la petite ville de province.
Le père de Yoichi, coiffeur apprécié, perd tout : maison et travail. L'oncle Daisuke, beau-frère de Takeshi, sera très présent auprès du petit garçon, de sa grande sur Haruko et de leur mère. Aidé financièrement par son beau-père afin de relancer son activité et offrir un nouveau logement à sa famille, Takeshi s'enferme dans le travail afin de rembourser au plus vite sa dette au point de négliger sa famille...
Celle-ci va alors voler en éclats et les repères de Yoichi seront irrémédiablement détruits. En pleine détresse, élevé par son père resté dans le nid familial, il n'aura plus qu'un seul objectif : retrouver sa mère partie vivre dans une autre ville avec l'instituteur de sa sur ainée, Mr Matsumoto.
Yoichi va rapidement perdre ses illusions et devra reconnaître que le monde des adultes n'est pas aussi simple que celui des enfants...
Le sport lui permettra de canaliser son énergie et son intérêt pour la photographie lui fournira d'autres objectifs à atteindre. La présence d'un animal de compagnie lui sera aussi grandement bénéfique.
Des premiers souvenirs, vers l'âge de trois ans, à l'arrivée dans le milieu professionnel, Yoichi, à l'occasion de longs et nombreux flashbacks, va opérer une sorte de psychanalyse durant cette veillée funèbre et découvrir peu à peu le vrai visage de son père, un homme bien plus aimant qu'il ne le laissait paraître.
Taniguchi est le maître incontestable du manga européen. Moins connu au pays du Soleil Levant, ce mangaka est adulé en France ; les critiques professionnels comme les lecteurs louent son talent.
Dessinateur pointilleux et scénariste hors pair, Taniguchi nous livre avec ce pavé de près de trois cents pages une fine analyse psychologique de la relation entre un fils et son père. Le récit s'appuie sur des éléments autobiographiques et met en avant la ville provinciale de Tottori, lieu de naissance de l'auteur.
Il faut lire ce roman graphique et déguster chaque page, chaque case où même les décors au second plan sont d'une finesse renversante.
Enfin, en dehors de toute mode, Taniguchi ne recherche pas l'action, le rebondissement scénaristique à chaque fin de page, il cultive au contraire l'art de la lenteur, prône la douceur de vivre. Des valeurs qui nous manquent considérablement aujourd'hui...
[Critique publiée le 13/10/12]
Q U A R T I E R L O I N T A I N
Jirô Taniguchi - 1998
Casterman - 406 pages
18/20
Philosophie du destin
Hiroshi Nakahara, un cadre japonais de quarante-huit ans en déplacement professionnel, se trompe de train le lendemain matin d'une soirée un peu trop arrosée et prend le chemin de sa ville natale, Kurayoshi, au lieu de rejoindre son domicile de Tôkyô où l'attendent sa femme et ses deux filles. Arrivé sur les lieux de son enfance, Hiroshi en profite pour se rendre dans le cimetière du temple Genzen où se trouve la sépulture de sa mère.
Nous sommes le 9 avril 1998.
Il s'endort devant la tombe.
À son réveil, un phénomène fantastique s'est produit : son corps n'est plus celui d'un adulte mais bien celui d'un adolescent. Étrangement, Hiroshi a gardé son expérience d'homme mûr, a connaissance des événements survenus jusqu'à ses quarante-huit ans. En revanche, il a repris l'apparence physique qu'il avait à quatorze ans !
Décontenancé, perdu devant un tel mystère, il parcourt la ville et la découvre telle qu'elle était durant sa jeunesse : les voitures, les maisons, le rythme de la vie sont comme dans ses souvenirs. Le passé est devenu réalité et, arrivé au seuil de sa maison, il retrouve sa famille qui l'attend de façon toute naturelle pour déjeuner !
Hagard, Hiroshi reste interloqué devant sa mère, Kazué, qui a disparu vingt ans plus tôt d'une crise cardiaque. Son père, Yoshio, sa petite sur Kyôko - à croquer tout au long de l'album - et sa grand-mère maternelle sont là et vaquent à leurs occupations quotidiennes malgré l'étrange comportement qu'ils observent chez Hiroshi.
L'incroyable vérité lui est alors confirmée par la première page du journal qui est datée du 7 avril 1963...
Le jeune garçon, forcément très mûr pour son âge, s'aperçoit au fil des jours qu'il revit le passé sans possibilité de s'en évader.
Aux questions métaphysiques va succéder une acceptation de ce voyage dans le temps. Hiroshi va redécouvrir l'insouciance de la jeunesse, le lycée, ses camarades Masao et Daisuké et même, ce qui n'était pas prévu, tomber amoureux d'une magnifique fille prénommée Tomoko.
Il reprend aussi sa place au sein de sa famille et tente de profiter au mieux de cette formidable occasion de revoir ses parents. Car, au-delà de la mort prématurée de sa mère, Hiroshi a été traumatisé par la fuite de son père en cette année 1963 justement. Parti de la maison un soir des derniers jours des vacances d'été pour assister à une réunion de l'association de quartier, Yoshio a abandonné sa famille pour toujours...
Adulte, Hiroshi ne sait toujours pas ce qu'il est devenu. Dans sa peau d'adolescent, c'est la question qui le taraude le plus, qui l'obsède, qui l'empêche de profiter de sa « nouvelle » vie. Le garçon voudrait utiliser ce saut temporel pour modifier la destinée en empêchant son père de quitter une famille qui, à première vue, paraît aimante, épanouie et exemplaire...
À travers ce roman graphique qui a remporté un énorme succès, Taniguchi aborde une multitude de thèmes oscillant entre gravité et légèreté. Le mangaka japonais réussit à juxtaposer les grands événements de la vie aux petits moments simples et ordinaires qui jalonnent nos existences. Ainsi, il met autant en scène les souffrances liées au divorce, à l'alcool, à la fuite du père que les petits plaisirs quotidiens que sont une virée en bus à la mer, la contemplation d'un feu d'artifice, le plaisir d'un enfant de chausser sa nouvelle paire de chaussures ou encore une promenade dans la nature, ...
L'art de vivre japonais, exotique pour un lecteur occidental, est aussi très présent. L'intérieur des demeures est toujours propre, rangé, zen. Tout paraît simple dans le pays du Soleil Levant. Mais évidemment, Taniguchi nous montre que derrière ce tableau idyllique, des fêlures se tissent, des drames humains bouleversent le sort des habitants.
Au même titre que dans Le journal de mon père, l'unité de la famille est le thème majeur abordé dans cette uvre.
Ici, l'auteur utilise le fantastique comme procédé littéraire pour parvenir à développer son sujet. Les raisons et moyens du voyage dans le temps de Hiroshi ne sont pas clairement expliqués car secondaires, mais Taniguchi apporte tout de même une réponse à la problématique des paradoxes temporels en montrant que les grands événements de la vie ne peuvent être modifiés.
Une réflexion sur la maturité est aussi présente. Hiroshi adulte comprend bien davantage les frustrations et désirs qu'apporte la vie que lorsqu'il était jeune. La scène déchirante de séparation avec son père témoigne de ce changement de point de vue au fil des décennies.
Enfin, n'oublions pas de remarquer que l'assiduité au travail est une valeur qui transparaît dans le Japon décrit dans Quartier lointain. Chacun travaille dur pour subvenir à ses besoins présents ou futurs : le père dans son atelier de tailleur, la mère dans les tâches ménagères, les enfants à l'école.
Sur le plan pictural, la technique est incroyable. Les décors sont réalisés avec un soin absolu. Chaque détail est représenté avec une naïveté du trait en accord avec l'esprit de ralentissement, de lenteur que le mangaka, affolé par le rythme effréné du Japon moderne, met en avant tout au long de son uvre.
Le découpage du récit est agréable et confère à l'ensemble une facilité de lecture renforcée par des dialogues jamais denses. Car ici, le dessin est roi et Taniguchi prend le temps durant les quatre cents pages de déployer son histoire sans jamais presser le lecteur...
Du grand art.
Quartier lointain a remporté les prix suivants :
Prix du meilleur scénario au Festival d'Angoulême 2003
Prix Canal BD des libraires spécialisées 2003
Prix de la meilleure BD adaptable au cinéma au Forum de Monaco 2004
[Critique publiée le 27/10/15]
L E S F L E U R S D E T C H E R N O B Y L
Emmanuel Lepage / Gildas Chassebuf - 2008
Les dessin'acteurs - 58 pages
18/20
La poésie des dessins au cur du no man's land
Au début de l'année 2008, Emmanuel Lepage et Gildas Chassebuf ont réalisé un voyage hors du commun. La destination ? Tchernobyl.
À l'instar de ces nouveaux touristes qui veulent flirter avec le danger en visitant le terrible site, les deux dessinateurs costarmoricains ont répondu présent à la résidence d'artiste organisée par l'association Les Dessin'acteurs. Ainsi, durant quinze jours, ils ont visité la fameuse zone interdite et sa ville abandonnée de Pripiat près de la centrale, rencontré la population oubliée de ce territoire maudit et noué de forts liens d'amitié.
Le plus déroutant aujourd'hui à Tchernobyl est ce contraste, retranscrit dans le titre de l'ouvrage, entre le terrible drame qui s'est produit en avril 1986 et perdure depuis et la beauté originelle des lieux. Partout la nature a envahi avec exubérance les anciennes constructions humaines ; les forêts alentour sont resplendissantes et font éclater toutes leurs gammes de verts au printemps ; les animaux y ont construit un nouveau royaume et ne se soucient dorénavant plus des prédateurs humains.
Et pourtant. Et pourtant, les dosimètres mesurant le taux de radioactivité grésillent en permanence, rappelant ainsi que le danger est présent partout. Le port d'un masque et de gants est plus que conseillé dans la zone interdite et toucher ou ramasser un objet est un geste irrémédiable qu'il est préférable d'oublier rapidement.
Ce carnet de voyage présente une série de dessins mêlant aquarelle, fusain et gouache.
Emmanuel Lepage excelle à représenter les anciens kolkhozes envahis par les herbes. La maîtrise de la lumière, si difficile dans l'aquarelle, est exemplaire. Ses portraits d'enfants ou de paysans sont criants de vérité et comme toujours l'artiste apporte beaucoup de douceur à ses personnages.
Gildas Chassebuf, quant à lui, retranscrit l'ambiance à travers un dessin plus torturé. Le côté sombre et tragique, la mort qui rôde, sont rappelés par des lavis noirs et des traits plus tranchés.
Des textes écrits par les deux artistes viennent compléter le travail et livrer quelques détails sur leur séjour et l'identité des habitants croisés.
Pour les inconditionnels de l'auteur de Muchacho, voici un livre qui témoigne par-delà les mots de la folie humaine et qui rappelle à nouveau les dangers du nucléaire.
[Critique publiée le 01/07/11]
U N P R I N T E M P S À T C H E R N O B Y L
Emmanuel Lepage - 2012
Futuropolis - 164 pages
20/20
L'enfer invisible
Novembre 2007, tout au bout du port du Légué, dans la maison du dessinateur Gildas Chassebuf : pendant que la nuit enlace de son sombre velours la demeure, une lumière vive jaillit du rez-de-chaussée. Le propriétaire des lieux et quelques membres de l'association Les Dessin'acteurs, dont Emmanuel Lepage, échangent sur l'organisation d'un voyage hors du commun. Il s'agit de monter une résidence d'artistes à Tchernobyl en Ukraine.
Parallèlement, Lepage nous confie l'angoisse qui le saisit lorsqu'il apprend souffrir à la même époque de la « crampe de l'écrivain » ou dystonie myoclonique en langage savant. Tourmenté par sa difficulté récente à manier précisément le crayon, il ne se voit plus continuer ce projet. Au-delà, c'est sa manière d'être au monde à travers le dessin comme il aime le dire qui est totalement remise en cause.
Il finit par accepter le voyage en emportant avec lui quelques craies et fusains dans l'idée de pratiquer son art sans forcer...
Durant deux semaines, il s'installe avec ses compagnons dans le village de Volodarka situé à vingt kilomètres de la fameuse zone interdite.
L'auteur fait un travail pédagogique en nous rappelant les principaux éléments de la catastrophe nucléaire survenue le 26 avril 1986 à Tchernobyl.
Les autorités en Ukraine ont attendu trente-six heures après l'explosion au sein du réacteur pour prendre les premières mesures d'évacuation. Pripiat, ville de quarante-huit mille habitants constitués principalement d'ingénieurs, de techniciens et de leurs familles, est vidée presque instantanément grâce à mille deux cents autocars et deux cents camions !
Plus tard, selon l'Organisation mondiale de la santé, ce sont trois cent cinquante mille personnes au total qui seront évacuées d'une zone devenue totalement contaminée. Durant neuf jours, plus de cinq cent mille « liquidateurs » vont se relayer sans relâche pour éteindre l'incendie dans la gueule du monstre. Leur mission est un pur suicide car ils s'exposent à des radiations mortelles.
Tchernobyl est une catastrophe technologique sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Les répercussions sont encore présentes aujourd'hui et la guerre des chiffres comptant les victimes directes ou indirectes fait toujours rage. En 2010, l'Académie des sciences de New York a estimé à un million le nombre de morts dus à la catastrophe entre 1986 et 2004 !
Le lecteur est plongé en totale immersion dans la zone contaminée grâce au talent incroyable de conteur de Lepage. Il y a ainsi des passages durant lesquels on sent une réelle tension. C'est le cas dans la restitution narrative de la première sortie pour approcher le réacteur : la gravité des dessins en dit long, le silence des personnages montre la stupeur qui les saisit, l'urgence à quitter la zone fait planer l'ombre d'un danger mortel omniprésent encore aujourd'hui.
Malgré les craintes de sa famille avant son départ vers Tchernobyl, le dessinateur costarmoricain n'hésite pas à s'aventurer seul à différentes reprises dans des bois, sur des routes abandonnées, dans des kolkhozes désertées. Armé d'un dosimètre, il mesure le danger qui l'entoure et s'aperçoit même que la contamination est à certains endroits plus forte à l'extérieur qu'à l'intérieur de la zone interdite.
Mais au-delà de la peur des radionucléides, l'auteur se pose la question de la représentation. Doit-il dessiner ce qu'il voit : cette nature luxuriante avec ses verts tendres du printemps, ces animaux sauvages qui ont investi ce qui semble être un nouvel éden ?
Voilà un voyage qui interroge l'artiste au plus profond de son activité. Lui qui pensait dessiner des arbres calcinés, peindre une nature anéantie par la catastrophe, se retrouve à composer de magnifiques aquarelles richement colorées et pigmentées !
L'autre grande dimension de ce récit réside dans les rencontres humaines très enrichissantes. Lepage et son compère Chassebuf croisent un ancien liquidateur, un ferrailleur, des personnes âgées attachées à leur terre, des jeunes remplis de dynamisme. Là aussi il pensait vivre des moments austères et mornes mais découvre en réalité joie, vie, musiques et chants dans des soirées familiales inoubliables.
Au fil du séjour, la douleur handicapante quitte son bras et cela ne fait qu'amplifier son désir de dessiner la réalité heureuse qui subsiste à Tchernobyl...
Un printemps à Tchernobyl est donc à la fois le récit extrêmement bien documenté d'une catastrophe nucléaire et le carnet du voyage introspectif de son auteur.
Lepage a été véritablement secoué par ce lieu où la vie et la mort s'enlacent chaque jour dans une danse funeste. Il a été mis face à lui-même, a dû vaincre de nombreuses angoisses avant de découvrir une joie de vivre et un bonheur de l'instant présent.
Cette prise de conscience a d'ailleurs fait office de thérapie semble-t-il pour se réapproprier l'usage complet de sa main gauche. Ses dessins réalisés au fusain et à la craie attestent cette guérison miraculeuse. Créés dans l'urgence pour limiter les expositions in situ, ils sont complétés dans ce somptueux album par des aquarelles renversantes peintes à son retour chez lui à Plourhan.
Une fois de plus, Emmanuel Lepage se raconte à travers la représentation de son quotidien en dessin et à l'aquarelle. Il vit ses relations humaines en s'outillant de crayons et pinceaux, ce qui est un formidable moyen de communication universelle.
Bref, il vit son dessin et dessine sa vie. C'est là que réside toute la démarche de cet auteur hors-norme. La sensibilité artistique qu'il déploie depuis La terre sans mal ainsi que la vérité qu'il met dans ses créations font de lui le meilleur auteur de la génération actuelle. Rien que ça !
[Critique publiée le 19/04/19]
L U N E D E G U E R R E
Hermann Huppen / Jean Van Hamme - 2000
Dupuis - 70 pages
17/20
Escalade dans la folie humaine
À partir d'une anecdote qu'il a entendue, le scénariste Jean Van Hamme imagine une histoire terrifiante qui, au-delà du simple fait divers, déroule la mécanique à l'origine de l'expression de la haine qui sommeille en chacun de nous.
Lors du mariage de Dominique Cazeville et Jérôme Maillard dans une auberge de campagne, une remarque est émise au sujet de la fraîcheur douteuse des crevettes servies en entrée. La famille Maillard, riche propriétaire des terres alentour, ne compte pas laisser passer cette erreur du restaurateur. Ne trouvant pas un terrain d'entente et tenant à leur fierté, les Maillard quittent le repas sans payer la note et entraînent avec eux la famille du marié ainsi que tous leurs convives.
Révolté par cette réaction disproportionnée et le manque à gagner, l'aubergiste prend en otage la mère et l'épouse du marié en les enfermant dans les sanitaires.
Très vite, le ton monte et deux clans se forment : d'un côté, la famille Maillard menée par le père qui a l'habitude d'imposer ses choix ; de l'autre, le personnel de l'auberge et les quelques résidents qui s'y trouvaient par hasard au moment du repas de mariage.
En quelques heures, la lune de miel se transforme en lune de guerre et le solide orgueil présent dans chaque camp va conduire à un déchaînement de violence difficilement imaginable.
Van Hamme se lâche dans cette tragédie en racontant une véritable tuerie digne d'un conflit militaire. Il montre comment l'excès d'agressivité part bien souvent d'un détail ou d'une situation anodine. En outre, il rappelle que chaque être humain peut réveiller la haine qui sommeille en lui s'il ne parvient pas à la canaliser. Les différents drames qui inondent régulièrement les journaux témoignent malheureusement de cette réalité.
Quant à Hermann, il se régale à dessiner les trente protagonistes de cette histoire. Les scènes de nuit sont magnifiques : avec des nuances de gris, il réussit à représenter des détails de façon incroyable. Son style si caractéristique, le détail apporté aux décors et les couleurs réalisées à l'aquarelle sont un régal pour les yeux.
Bref, voici un album de haute volée réalisé par deux maîtres belges du 9ème art !
[Critique publiée le 19/04/19]
M A N H A T T A N B E A C H 1 9 5 7
Hermann Huppen / Yves Huppen - 2002
Le Lombard - 54 pages
17/20
Nostalgie aux USA sous le pinceau du grand Hermann
L'histoire se déroule dans l'État américain du Missouri à l'automne 1976. John Haig, policier, est chargé d'enquêter sur le viol et l'assassinat d'une jeune fille. La journaliste Helen, amoureuse de John, couvre l'événement pour la presse locale.
Mais ce meurtre rappelle à John une histoire dont il ne s'est jamais vraiment remis : l'été 1957 durant lequel il a fait la connaissance d'une jeune fille en fugue.
À cette époque, John rêvait d'ouvrir un établissement hôtelier à Las Vegas où il pourrait faire venir chanter son idole Elvis Presley. Sur sa route il rencontra Daisy, une adolescente fuyant la garde de son oncle, Vernon Walker, chez qui elle avait été placée à la mort de ses parents. Daisy rêvait de rejoindre Manhattan Beach, une station balnéaire proche de Los Angeles.
Commença alors un road-movie dans les décors extraordinaires des grands canyons américains. Traqués par la police et à bord d'une superbe voiture décapotable, les deux amants vivront éperdument leur amour, entre la peur et l'espoir.
En parallèle à son enquête présente, John se remémorera avec nostalgie cette période révolue qui a fini tragiquement.
Passé et présent vont s'entremêler de façon insidieuse et conduiront John à exorciser ses démons...
Les Huppen, père et fils, mettent en scène une tragédie amoureuse. Au scénario, le fils Yves imagine une histoire où l'amour et la mort sont intimement liés tout au long du récit. La galerie des personnages est assez réduite, ce qui contribue à créer une atmosphère pesante. Ceux qui veulent se détendre éviteront la lecture de cette BD au synopsis très noir.
Le dessin, quant à lui, est le point fort. Hermann est un grand monsieur de la bande dessinée belge et tout simplement européenne. La reproduction des bus et voitures des années 50 est impressionnante de réalisme. Les ambiances de nuit sont saisissantes : avec un dégradé de gris, il parvient à nous faire voir tous les détails d'une scène. Mais le must reste évidemment les cases nous plongeant dans le désert américain avec ses canyons et ses formations rocheuses étonnantes.
Sur une demi-page maximum, Hermann est capable de créer une profondeur de champ qui nous fait englober d'un rapide coup d'il des kilomètres carrés de terre rouge. Le dessinateur s'est certainement fait plaisir à travailler sur Manahattan Beach 1957 qui est une uvre au graphisme très abouti.
Peut-être que le pessimisme du scénario ternit un peu le plaisir pris à la lecture ??
[Critique publiée le 15/01/09]
L E S U R S I S | (tome 1)
Jean-Pierre Gibrat - 1997
Dupuis - 56 pages
20/20
La guerre vécue à travers des persiennes
Nous sommes en juin 1943, durant l'occupation allemande, au cur du petit village de Cambeyrac situé dans l'Aveyron. Un jeune homme d'une vingtaine d'années, Julien Sarlat, y revient en cachette après avoir sauté du train qui le menait en Allemagne effectuer son service de travail obligatoire. Sa tante Angèle le recueille mais, très vite, Julien doit trouver une cachette sûre pour cause de désertion. Il se réfugie dans le grenier de l'école publique dont le maître, Mr Thomassin, a été arrêté en raison de ses idées communistes.
Par chance, Julien est déclaré mort après que ses papiers aient été retrouvés sur le cadavre d'un homme qui les avait volés. L'enterrement est célébré dans l'église de Cambeyrac sous l'il amusé de l'intéressé. Julien peut, en effet, embrasser du regard la place principale du petit village depuis les persiennes qui le cachent des curieux.
La nuit, il sort se dégourdir les jambes et dîner bien souvent chez sa tante. Le jour, il n'a d'yeux que pour Cécile, la jolie demoiselle qui sert à la terrasse du café « Les Tilleuls » où se regroupent les anciens du coin.
Bien planqué, Julien attend la fin de la guerre en écoutant les nouvelles du front russe à la radio, en rêvant de Cécile et en se réchauffant comme il peut face à l'hiver qui arrive...
Avec Le sursis, la carrière et le talent de Jean-Pierre Gibrat explosent littéralement. En 1997, date de sortie de ce premier tome, la presse et les lecteurs saluent unanimement cette histoire racontée, dessinée et peinte par un seul homme. Le naturel des personnages, les trognes de la France provinciale, la douceur des paysages, la beauté de Cécile et la subtilité du scénario concourent à une telle réussite.
Du côté des couleurs, Gibrat maîtrise avec brio le caractère de transparence de l'aquarelle. Ses cases sont lumineuses et revigorantes. Il n'y a pas de secret : l'authenticité du propos d'un artiste est toujours le reflet de son engagement dans un profond travail artisanal. Gibrat répond à la règle et le résultat est renversant.
Quant à l'histoire, elle ne suit pas le parti pris d'un héros mais choisit celui d'un personnage ordinaire qui reste caché en attendant de meilleurs auspices. Sur la place du village, cependant, tous les caractères s'affrontent : il y a ceux qui collaborent et s'investissent dans la milice, ceux qui restent placides et craignent d'afficher ouvertement leur position et, enfin, les résistants qui sont prêts à tout pour retrouver la liberté de leur pays.
À travers son récit, l'auteur interroge le lecteur sur la position qu'il aurait choisie durant la seconde guerre mondiale. Héros ou pas, il est difficile de se projeter dans une telle situation lorsqu'elle n'est pas vécue réellement...
Le sursis est désormais un classique de la bande dessinée et une valeur sûre de la mythique collection Aire Libre proposée par l'éditeur Dupuis depuis 1988.
[Critique publiée le 03/09/17]
L E S U R S I S | (tome 2)
Jean-Pierre Gibrat - 1999
Dupuis - 56 pages
20/20
Quand le destin est inéluctable
Ce second tome débute par la rencontre tant attendue entre Cécile et Julien.
Passé le choc initial pour la jeune femme de la résurrection, celle-ci fait soigner Julien par un médecin de confiance lui-même résistant. Le garçon est en effet fiévreux après un rude hiver et une nuit passée dans le froid glacial d'une grange.
Choyé par son amoureuse, Julien poursuit ainsi sa vie de reclus dans la demeure où vit Cécile. Les nouvelles du village de Cambeyrac rythment ses journées tout comme celles de la percée du front russe. Le débarquement américain est, quant à lui, imminent.
Devant les bouleversements majeurs qui s'annoncent, les tensions s'exacerbent davantage : la résistance intensifie ses actions tandis que la milice riposte comme elle peut. La paisible vie du village est ainsi ébranlée par des rafales de mitraillette sur le café de la place. L'heure des règlements de comptes a sonné.
Étranger à cette guerre, Julien vit des moments de bonheur avec Cécile. Il décide de la rejoindre en train à Paris où elle a dû se rendre pour retrouver sa mère et sa sur.
Les événements s'enchaînent rapidement, le climat est davantage tendu dans cet opus. Chacun jette ses dés pour la partie finale qui fera des victimes.
Jean-Pierre Gibrat clôt magistralement ce diptyque. Le destin rattrape chacun des protagonistes et le titre Le sursis prend tout son sens dans les dernières pages.
Ce récit romanesque gagne en caractère grâce à sa fin si surprenante et fataliste. Mais chut, ne dévoilons pas davantage le synopsis !
Le sursis est un joyau de la bande dessinée, un classique à lire et relire assurément.
[Critique publiée le 03/09/17]
L E V O L D U C O R B E A U | (tome 1)
Jean-Pierre Gibrat - 2002
Dupuis - 54 pages
19/20
Gibrat l'artiste
L'histoire se passe à Paris pendant la seconde guerre mondiale, à l'heure où les alliés débarquent sur les plages de Normandie. Jeanne, résistante, est dénoncée par une lettre anonyme et se retrouve en prison. François, un cambrioleur profitant du chaos ambiant pour s'enrichir, est mis en détention dans la cellule de Jeanne. Profitant d'une alerte aérienne, François réussit à prendre la fuite et à emmener sa nouvelle compagne avec lui. Les voici sur les toits de Paris à gambader pour fuir la police. Entre deux averses, une cheville tordue, ils y passeront une nuit avant de réussir à s'infiltrer dans un appartement pour redescendre sur le plancher des vaches.
François proposera alors à Jeanne de la cacher sur l'Himalaya, une péniche sur la Seine occupée par une adorable famille : René, Huguette et leur fils Nicolas. Inquiète pour sa sur Cécile qui appartient au même réseau de résistance, Jeanne prendra contact avec Michel, également dans le secret de leurs actions.
En toute confiance à bord de la péniche, Jeanne verra François d'un il différent et du type rustre qu'elle aura connu au début se dessinera l'image d'un homme sensible, attentionné et généreux. Malheureusement, la milice retrouve la trace de Jeanne et s'intéresse à la péniche de la petite famille. Qui l'a trahie ? Est-ce Michel ?
Après le diptyque Le sursis, Gibrat fait très fort en proposant une nouvelle histoire en deux tomes. L'héroïne, Jeanne, est la sur de Cécile, personnage principal dans Le sursis.
Le talent de Gibrat est incroyable : les dessins sont frais, soignés par un maître de la bande dessinée. Les couleurs sont chaudes et donnent une identité artistique globale à l'album. Les nombreuses pages se déroulant sur les toits de Paris sont somptueuses et montrent tout le talent de l'auteur dans la maîtrise de l'espace d'une case et la capacité à créer de la perspective, de la profondeur.
Au final, c'est un excellent livre dans lequel on sent l'amour du travail d'artisan.
L E V O L D U C O R B E A U | (tome 2)
Jean-Pierre Gibrat - 2005
Dupuis - 54 pages
19/20
Simplement beau
La vie continue à bord de la péniche pour la petite famille de René et ses deux pièces rapportées : Jeanne et François. Ayant de plus en plus de mal à acheminer le matériel avec les forces alliées qui pilonnent la plupart des infrastructures terrestres, les allemands réquisitionnent les moyens de transport fluviaux. C'est ainsi que l'Himalaya se voit doté d'une mission par l'occupant et investi par un soldat allemand peu bavard mais tourmenté par l'horreur de la guerre. La cohabitation sera difficile pour ce microcosme et l'allemand tentera d'abuser de Jeanne après l'avoir défendue contre la milice. Un drame surviendra et les émotions seront fortes pour l'équipée.
Jeanne aura l'immense surprise de retrouver sa sur Cécile, désespérée par la perte de Julien (voir le premier diptyque). Elle découvrira également son amour pour François qui devra partir pour une mission périlleuse...
Gibrat continue d'exceller dans les dessins. Les lumières sont superbes, les paysages bucoliques, les visages remplis d'expression. Le scénario est palpitant et la fin réserve quelques surprises.
Une BD à posséder absolument pour sa qualité artistique exceptionnelle...
L E S C R I S D E N O R T S O | (tome 1)
Antoine Ronzon / Pierre Vanloffelt - 2003
Paquet - 56 pages
19/20
Une mise en couleurs magnifique
Ce premier tome d'un triptyque annoncé débute au Soudan en 1920.
Sir Kittenberg, colon blanc, rêve d'enrichir sa collection de trophées de chasse en lui offrant la tête de Bagara. Or, ce buffle, imaginaire pour beaucoup, représente la divinité de la tribu Nouba qui vit sur ces territoires africains. Malgré les recommandations prodiguées, Kittenberg parvient à tuer la bête.
Les dieux se vengeront-ils ? Toujours est-il qu'à ce moment précis naît Okuo.
Vingt-cinq ans plus tard, Okuo est un Nouba beau et fort. Craignant la misère grandissante de son peuple, il décide de se rendre en ville pour y travailler. Fruit du hasard ou mécanique céleste, le jeune homme est engagé en tant que boy dans la propriété de Kittenberg fils.
Intrigué par les peintures de la femme du blanc, il va lier avec elle une amitié toute en pudeur et en respect. À l'opposé de Kittenberg qui ne voit dans ses boys que des sauvages inférieurs, sa femme va tomber amoureuse d'Okuo. Leur amour fulgurant et passionné finira en drame.
C'est l'histoire d'un amour impossible entre une riche blanche et un pauvre noir. C'est l'histoire de l'Afrique et de ses croyances, des peuples autochtones qui respectent la nature, des colons blancs qui n'apportent que sang et dépravation.
En partant d'une divinité animale, Vanloffelt nous conte une belle histoire, simple et triste. Le scénario est habilement présenté dans un écrin chaud et aux mille couleurs. Antoine Ronzon, jeune débutant dans le monde de la bande dessinée n'a certainement rien à envier à des dessinateurs plus expérimentés.
Chaque case est un tableau et celles qui sont en pleine page sont d'une beauté renversante.
Les couleurs de l'Afrique sont là, il ne manque plus que les odeurs...
Les jeux d'ombre et de lumière sont saisissants. Certaines pages ne comportent aucun dialogue et c'est le dessin de Ronzon qui raconte l'histoire. La scène d'amour est admirable et le silence des mots ne fait qu'accentuer la force du dessin et la passion des amants.
Un sacré travail d'artiste qui mériterait davantage de reconnaissance de la part des médias. C'est donc avec une forte impatience que le tome 2 est déjà attendu...
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