Makibook
Chroniques d'une évasion littéraire

Romans > Fantastique

J A N U A   V E R A   Jean-Philippe Jaworski - 2007

Folio - 488 pages
19/20   Une formidable plume au service d'un imaginaire florissant

    Huit nouvelles composent ce recueil. Elles permettent d'entrer dans le monde du Vieux Royaume qui est un univers proche du Moyen Âge tel que nous le connaissons enrichi d'une pointe de fantastique et possédant sa propre mythologie.
Le premier récit remonte aux origines du royaume à travers les cauchemars du Roi-Dieu de Leomance. Le lecteur découvre un homme sombre, envahi par la solitude, mais qui demeure arrogant en ne cessant de vouloir étendre son empire et en s'extasiant sur l'architecture ostentatoire de Chrysophée, sa merveilleuse cité qu'il domine depuis son gigantesque palais : « Elle semble étaler à l'infini le réseau de ses avenues, de ses canaux, de ses jardins. Du grouillement des chaussées à demi pavées, des baraquements d'artisans, des échafaudages noirâtres, une formidable éruption de marbre s'élance à l'assaut des nuées. Façades hautaines, portiques écrasants, beffrois aériens, clochetons vertigineux, toute la ville chante l'ivresse démesurée de son souverain. Par milliers, maçons, charpentiers, géomètres, architectes, artistes, chevaux de bât, portefaix, terrassiers se répandent dans les artères du grand rêve divin. Ils affluent, ils s'agitent, ils s'échinent, tout un peuple d'insectes laborieux. »

  La seconde histoire est la plus volumineuse et a donné lieu en 2009 à la publication d'un roman conséquent titré Gagner la guerre. Mauvaise donne est une nouvelle qui introduit le futur roman en faisant découvrir le personnage haut en couleur de Benvenuto Gesufal évoluant dans la superbe cité maritime de Ciudalia. Batailles pour le pouvoir, conspirations, trahisons, meurtres, tortures sont les ingrédients mis en scène avec brio par l'auteur pour nous conter l'histoire de ce tueur à gages chargé, par une guilde d'assassins, d'éliminer un inconnu qui va se révéler être une personne de rang capital au sein de la république.

  Les autres textes nous font poursuivre le voyage et nous montrent différentes contrées du Vieux Royaume à travers le regard et la sensibilité de nouveaux personnages bien différents les uns des autres.
Le service des dames raconte l'épopée du chevalier Aedan, de son écuyer et de son page qui, pour rejoindre le comté de Brochmail, doivent traverser la rivière du Vernobre dont le pont est devenu un enjeu stratégique à l'origine d'un meurtre. Ce roman courtois se transforme rapidement en une histoire de vengeance dans laquelle Aedan met un point d'honneur à conserver son esprit chevaleresque envers et contre tous.
Il y a aussi ce rude barbare, Cecht, qui combat un chevalier avant de s'enfuir dans la sombre et dense forêt du Chevéchin où est voué un mystérieux culte magique à une Vieille Déesse. Cecht, perdu dans la nuit, rencontre la sorcière qui va l'amener à révéler ses secrets intimes les plus profonds...

  Suzelle, quant à elle, est une pauvre enfant que l'auteur va faire grandir en nous montrant ses vicissitudes et ses espoirs déçus. Voici un conte tel qu'on le concevait au XIXe siècle brossant ici avec talent le portrait d'une vie assez banale faite de désillusions comme chacun peut en connaître.
Jour de guigne évoque avec humour les mésaventures de Maître Calame qui enchaîne les contrariétés en commençant par casser la clé lui permettant d'entrer dans son logis. Dans la bonne ville de Bourg-Preux, l'homme occupe la fonction de copiste-adjoint polygraphe à l'Académie des Enregistrements. Il retourne non sans mal au scriptorium où il travaille afin de vérifier l'hypothèse qu'il a en tête quant à la guigne qui s'abat sur lui ce jour-là : le « Syndrome du Palimpseste » ! Le parchemin qu'il vient d'utiliser est en effet recyclé et, malgré son grattage, quelques anciens mots de sorcellerie sont encore visibles ! C'est la panique dans la vieille institution et Maître Calame devient aussitôt pestiféré.

  Les deux dernières nouvelles, Un amour dévorant et Le confident, content respectivement l'histoire de deux individus qui errent désespérément dans la forêt de Noant-le-Vieux à la recherche d'une jeune femme nommée Éthaine et la tragique fin d'un homme entré dans le clergé du Desséché s'enfermant dans l'obscurité, le silence et la privation de nourriture afin de pratiquer son ascèse.

  Jean-Philippe Jaworski est professeur agrégé de lettres modernes dans un lycée. Totalement fasciné par Le seigneur des anneaux, il a conçu dans les années 80 des jeux de rôle se déroulant dans l'univers de Tolkien.
Alliant son imaginaire foisonnant à son goût pour la littérature, il publie ce premier recueil de nouvelles en 2007 qui dévoilent par petites touches le Vieux Royaume.
Janua Vera a obtenu le prix du Cafard Cosmique en 2008, une récompense décernée par un ancien site Internet de très grande qualité traitant des littératures de l'imaginaire.
L'auteur livre un ensemble d'histoires cohérent par les quelques liens subtils qu'elles tissent entre elles, conférant par là-même une unité propre au monde imaginé qui les englobe. Les fictions sont riches, foisonnent d'idées, mettent en scène des personnages charismatiques dans des décors soignés et réalistes.
Évidemment, le format de la nouvelle force à condenser certaines informations que l'on aimerait parfois voir approfondies. Jaworski a certainement dû ressentir cette contrainte lorsqu'il a repris le contexte de Mauvaise donne, mesurant cent-trente pages environ, pour accoucher d'une histoire s'étendant sur près de mille pages !

  À ce jour, il travaille entre autres sur un récit complet au sujet du Chevalier aux Épines, héros de Le service des dames.
Mention spéciale aux textes Jour de guigne pour l'humour et la justesse, Le services des dames pour l'immersion totale dans l'univers de l'amour courtois et Mauvaise donne dont les premières lignes sont comme une ouverture d'opéra. Elles prennent le lecteur par la main pour l'entraîner dans les ruelles de Ciudalia. On voit le décor, on sent les odeurs, on entend les clameurs ! J'aime lorsqu'un roman vous met une claque narrative dès le premier paragraphe.


[Critique publiée le 10/03/23]

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G A G N E R   L A   G U E R R E   Jean-Philippe Jaworski - 2009

Folio - 979 pages
17/20   Complots et trahisons au sein de la République de Ciudalia

    La puissante République de Ciudalia a remporté une bataille navale épique au cap Scibylos contre le Royaume de Ressine. Benvenuto Gesufal, homme de main du Podestat Leonide Ducatore à la tête de la République, est à bord de l'une des galères revenant du combat.
Le tueur, sur ordre de son maître, va déclencher un brutal retournement de situation en assassinant un membre important de la République, le patrice Bucefale Mastiggia, au cours d'un dernier assaut des forces ennemies. Capturé par le camp opposé, Benvenuto est alors chargé de négocier avec le chah Eurymaxas qui est le souverain de Ressine.
La route sera longue et parsemée d'embûches et de coups avant qu'il ne revienne, défiguré, à Ciudalia rendre compte de sa mission au Podestat Leonide Ducatore... D'autant plus que personne n'est tout noir ou tout blanc dans cet univers où les puissants se livrent à des luttes intestines sans états d'âme.
Benvenuto devra louvoyer, grâce à son intelligence, entre les terribles obstacles sans cesse dressés devant lui. À ce sujet, la scène de fuite sur les toits de la cité de Ciudalia est particulièrement spectaculaire, cinématographique et digne de Dumas.

  Jean-Philippe Jaworski reprend ici le héros de sa nouvelle Mauvaise donne publiée dans l'excellent recueil Janua Vera deux ans plus tôt. L'histoire est sans répit durant près de mille pages oscillant entre scènes de combat, beuveries dans les tavernes, tortures, peines de prison, courses-poursuites et même viol !
Notre héros n'est pas un tendre et ne cherche pas à l'être ; il veut surtout sauver sa peau pour survivre dans cet univers retors et guerrier. L'intrigue imaginée par l'auteur est très dense et fait la part belle aux complots politiques dans un état ressemblant à celui des cités italiennes de la Renaissance.

  Au niveau de la forme, le style est très beau et soigné. Beaucoup d'écrivains contemporains devraient en prendre de la graine !
J'avoue tout de même que mon intérêt pour l'histoire s'est un peu émoussé dans le dernier tiers de ce pavé approchant les mille pages. Car il faut tenir lorsque l'intrigue devient à plusieurs reprises vraiment complexe, que les nombreux personnages tirent les ficelles dans toutes les directions et que le rythme ne laisse aucun répit.
Contrairement aux textes du recueil Janua Vera, et c'est un paradoxe auquel je ne m'attendais pas, le propos bien que sur un format long est ici resserré. Je m'explique : les moments de respiration pour le lecteur manquent ; la lenteur, la contemplation de paysages sont trop rares. Et pourtant, Jaworski sait le faire avec merveille. Il suffit de lire le retour de Benvenuto dans sa ville natale, c'est admirable : « C'est seulement en doublant ces deux îles que se dévoile enfin, languissante et littorale, la courbe sensuelle de la cité. Au-delà du port, au-delà de l'industrieux désordre de ses mouillages, de la forêt de mâts et de vergues, le front de mer expose en sourire éclatant ses façades blanches. Un peu partout, des rues en pente s'enfoncent à l'intérieur de la ville ; par contraste avec la luminosité maritime, l'ombre qui règne dans ces axes paraît mystérieuse et accueillante, comme s'il s'agissait des corridors monumentaux d'une cité palais plus que de la voirie malpropre des bas quartiers. Au-dessus, c'est une marée de toits qui part à l'assaut des collines ; une mosaïque dense et montueuse, un océan de tuiles rondes, ocre comme le téton d'une fille brune. »
En parlant de filles, leur présence est aussi trop rare ; c'est un univers de mâles et, pour rejoindre mon propos précédent, cette absence féminine ne rajoute pas cette touche de sensualité qui aurait pu, selon moi, ralentir le rythme.


[Critique publiée le 10/03/23]

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L A   H O R D E   D U   C O N T R E V E N T   Alain Damasio - 2004

Folio - 704 pages
17/20   L'art d'écrire au service d'une épopée grandiose

    Dans ce monde imaginaire, tout est lié au vent.
La vie humaine s'est adaptée aux caprices de cette force naturelle qui se décline en neuf formes nommées le furvent, le stèche ou encore le slamino. Cependant, personne n'a encore découvert l'origine de ce flux d'air permanent qui rythme la vie de chacun. Depuis huit siècles, des hordes d'hommes et de femmes durement sélectionnés se lancent à pied à l'assaut de l'Extrême-Amont, ce lieu mythique d'où viennent les vents. Aucun être humain n'en est jamais revenu tant les dangers sont grands et la route est longue.
La trente-quatrième horde s'est élancée il y a déjà vingt-sept ans. Elle est composée de vingt-trois personnages qui ont choisi de sacrifier une grande partie de leur vie pour découvrir l'origine du monde. Chaque individu détient un rôle très précis au sein de la communauté.
Il y a le traceur Golgoth qui ouvre la voie ou encore le prince Pietro Della Rocca qui joue le rôle d'ambassadeur en dénouant les tensions avec les peuples rencontrés. Caracole est un troubadour qui connaît les légendes du monde et amuse la galerie en jouant avec les mots et en contant des histoires le soir au coin du feu. Erg Machaon est un féroce combattant chargé de protéger la horde tandis qu'Oroshi Melicerte est l'aéromaître spécialisée dans l'étude et la compréhension des vents. Il y a encore un éclaireur, une soigneuse, un artisan du métal, un géomaître, une feuleuse, ...
Et enfin, il y a le scribe, Sov Strochnis, missionné pour tracer par écrit tout le voyage effectué dans des carnets qui témoigneront éternellement de leur périple incroyable.

  « Contrer » le vent, puisque c'est le terme utilisé dans le roman, n'est pas de tout repos. Il faut pouvoir y résister surtout lorsque celui-ci devient extrêmement brutal ou revêt des formes intelligentes, les fameux chrones, capables de tendre des pièges aux hommes...
La horde du contrevent va vivre des aventures palpitantes mêlant moments de douceur et combats terrifiants. Ils vont rencontrer les Fréoles, un peuple nomade qui a appris à domestiquer le vent avec perfection pour se déplacer. À bord de leur navire volant, la horde sera conviée à festoyer et se reposer entre deux épreuves dans leur dure quête pédestre.
Ils devront notamment faire face au dangereux Silène qui tentera de décimer l'équipée ou encore au Corroyeur, une entité abstraite qui transforme les éléments à sa guise en ne laissant presqu'aucune chance de survie aux humains.
Plus haut, vers l'Extrême-Amont, le clan séjournera dans la merveilleuse cité d'Alticcio dont les bâtiments sont construits à l'abri du vent au creux d'une forteresse naturelle formée par des montagnes rocheuses. Le décor y sera époustouflant et l'accès à la connaissance au sein de l'étrange bibliothèque de la tour d'Aer permettra à Sov, Caracole et Oroshi d'affûter leurs armes intellectuelles pour déjouer les futurs pièges qui les attendront sur la suite du parcours.

  La horde du contrevent est un bouquin dense et exigeant.
Alain Damasio propose une histoire très originale et use d'une grande force littéraire pour parvenir à ses fins. La langue est utilisée comme un matériau à part entière avec lequel l'auteur joue. Chaque personnage de la horde est tour à tour le narrateur avec son parlé et sa façon d'appréhender le monde. Cela donne au lecteur une vision polymorphe de l'univers et de la quête menée.
Damasio a créé une véritable cosmogonie, une architecture nouvelle s'appuyant sur le vent. Il lui donne une dimension mystique et bâtit une histoire d'une incroyable profondeur.
Ce livre incomparable a rencontré un énorme succès et a ravi autant les lecteurs assidus de science-fiction que les amateurs de philosophie ou ceux intéressés par la trajectoire d'une microsociété humaine.
Pour faciliter la lecture, l'épais volume est accompagné d'un marque-page permettant d'identifier facilement les vingt-trois personnages de la horde. Il faut être honnête : les cent premières pages sont difficiles ; elles nécessitent de s'accrocher car la plongée au cœur de l'histoire et de l'action est directe avec un vocabulaire parfois déroutant et des tournures de phrase décoiffantes ! Lorsque ce premier récif est dépassé, la lecture devient fluide et addictive.
Lire ce roman à la numérotation de page décroissante est une belle expérience et rentrer dans la horde des lecteurs qui connaît la surprenante fin se mérite ! Car oui, l'Extrême-Amont n'est pas celui que l'on imagine...


[Critique publiée le 20/06/21]

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L A   F I N   D E S   T E M P S   Haruki Murakami - 1985

10/18 - 689 pages
16/20   Manipulation de cerveau

    Le narrateur, un informaticien trentenaire dont on ne connaît le nom, vit seul dans un appartement à Tokyo après l'échec de son mariage. Son travail consiste à encoder des données via un programme de « shuffling » implanté dans son cerveau.
Un savant spécialisé dans de nombreux domaines, dont la biologie, le sollicite pour une nouvelle mission. Accueilli par la petite-fille de celui-ci, une jolie jeune femme plutôt rondelette toute de rose vêtue qui ne le laisse pas insensible, notre bonhomme est surpris par le labyrinthe qu'il doit parcourir pour accéder au bureau du savant ainsi que par les propos incohérents de sa guide.
Après être monté dans un ascenseur extrêmement lent, il parcourt les couloirs tortueux d'un immeuble avant de pénétrer à l'intérieur du placard de l'un des bureaux. Là, il descend une échelle qui le conduit tout droit dans les sous-sols de Tokyo où coule une rivière et règnent dans l'obscurité la plus totale de mystérieux monstres nommés les « ténébrides ».

  Parallèlement, un second narrateur relate son arrivée dans un village particulièrement étrange ceinturé de hautes murailles infranchissables où vivent des licornes et des habitants ayant perdu leur cœur et leur ombre. Conduit à la bibliothèque, il se voit confier le rôle de liseur de vieux rêves dans les cranes des licornes. Durant son intégration dans cet univers déroutant, il est aidé par la bibliothécaire, le colonel ou encore le gardien.

  Les deux histoires sont menées simultanément à travers des chapitres qui alternent entre les deux mondes. Évidemment, elles sont liées entre elles et vont converger au fil du récit...

  La fin des temps est le quatrième roman de l'écrivain japonais Haruki Murakami. Il oscille entre le fantastique pour les licornes et la science-fiction pour les implantations cérébrales.
Les deux récits ne se lisent cependant pas avec la même intensité. L'histoire principale, celle qui se déroule à Tokyo, est plus prenante que la seconde. Murakami y captive son lecteur en le confrontant à des scènes angoissantes dans les souterrains de Tokyo, à des hommes dangereux pratiquant la torture ou encore à des passages croustillants avec les jeunes femmes qui gravitent autour du héros. Celle se déroulant dans le village fermé est davantage onirique et possède un rythme plus lent.
Et puis il y a bien évidemment ce style Murakami à travers ces petits détails ou phrases qui font dévier très légèrement le quotidien pour l'inscrire dans une réalité à peine différente mais tout de même troublante et mystérieuse. Je pense aux trombones ou à l'ascenseur par exemple, des objets totalement anodins qui prennent ici une dimension singulière. Cette atmosphère est typique de l'œuvre de l'écrivain et c'est là que réside son énorme talent.

  Pour conclure, mes quelques bémols concernent les explications un peu tordues sur les expériences cérébrales, l'absence de réelle confrontation avec les ténébrides et le léger manque de souffle dans la seconde histoire. Mais force est de constater que cet univers qui est propre à l'auteur et qui se consolidera dans ses œuvres ultérieures est déjà parfaitement présent et étrange.


[Critique publiée le 20/06/21]

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L E   M E U R T R E   D U   C O M M A N D E U R   |   Une idée apparaît (tome 1)   /   La métaphore se déplace (tome 2)   |   Haruki Murakami - 2017 (traduit du japonais par Hélène Morita)

10/18 - 1093 pages
17/20   Magnétique et envoûtant

    Le narrateur se souvient des neufs mois qu'il a passés seul dans la petite maison de la montagne d'Odawara prêtée par son ami des beaux-arts Masahiko Amada. Avant cette période, il s'était en effet éloigné de sa femme et le couple avait même entamé une procédure de divorce.

  Attiré par des bruits dans le grenier de la demeure, le narrateur qui est portraitiste, a découvert un hibou et un tableau soigneusement emballé. L'œuvre magnifique intitulée Le meurtre du commandeur avait été composée selon les codes du nihonga, un mouvement artistique traditionnel japonais, par Tomohiko Amada qui était le père de son ami et aussi un peintre célèbre ayant fini par sombrer dans la sénilité au sein d'un hospice.
La découverte de cette peinture, directement inspirée de l'opéra Don Giovanni de Mozart, a véritablement provoqué une succession d'événements pour le narrateur : « C'est seulement dans la parenthèse de ces neufs mois que, de façon inexplicable, tout a soudain été plongé dans le chaos. Cette période, pour moi, a constitué un temps parfaitement exceptionnel, littéralement extraordinaire. J'étais semblable à un nageur qui se baigne au milieu d'une mer paisible avant d'être englouti brusquement dans un immense tourbillon non identifié, surgi de nulle part. »

  Tout d'abord, il a commencé par entendre chaque nuit le tintement d'une cloche semblant provenir de l'extérieur puis a ensuite fait la connaissance de son étrange voisin, Menshiki, un cinquantenaire extrêmement riche, raffiné et cultivé.
Ensemble, les deux protagonistes ont découvert où naissait le son nocturne libérant par la même occasion la fameuse « idée » à laquelle le titre du premier tome fait référence ; cette idée qui s'est matérialisée dans notre monde par l'apparition réelle de l'un des personnages représentés dans le tableau de Tomohiko Amada...
Puis il y a eu la rencontre avec une autre voisine et sa nièce, Marié, âgée de treize ans dont le narrateur a entrepris de faire le portrait pour satisfaire le désir secret de Menshiki.
Et finalement a eu lieu la renaissance que le conteur de cette histoire attribue aujourd'hui au long et étrange chemin initiatique parcouru durant ces neuf mois.

  Haruki Murakami livre ici une œuvre mystérieuse et totalement magnétique. Comme toujours avec l'écrivain japonais, il est impossible de ne pas tourner les pages pour connaître la suite. Et ce n'est pas uniquement dans la construction du suspense que se manifeste cet appétit mais dans cette ambiance si propre à Murakami.
Ainsi, avec lui l'ordinaire prend une couleur singulière. Une scène décrivant un type faisant la vaisselle devient passionnante. Car il parvient par son écriture à créer une atmosphère particulière dans laquelle un très léger décalage du réel peut survenir à tout moment.
C'est dans ces interstices que se niche toute la mythologie de l'auteur. Romans après romans, il fait glisser ses personnages aux vies banales dans des failles, des souterrains, des espaces-temps qui semblent très réels mais qui relèvent pourtant de l'onirisme, du fantastique.
Cela peut parfois laisser le lecteur interrogatif car les interprétations possibles de ses écrits sont vastes. Et Le meurtre du commandeur illustre assez bien cela. Le rapport au père, le symbolisme de la gestation et de la naissance avec cette fosse qui joue le rôle d'un utérus, la confrontation à la mort et au deuil, les questions sur l'art et ses limites sont les thèmes mis en avant dans ce gros roman et qui donc trouveront un écho différent chez chacun tant l'auteur joue avec l'indicible.
À titre personnel, j'ai préféré la trilogie 1Q84 qui, dans la même veine, est un peu plus accessible et convient davantage aux esprits cartésiens. Néanmoins, il est impossible de résister à un récit de Murakami et cela est déjà une énorme satisfaction... C'est une expérience de lecture envoûtante qu'il faut mener soi-même car elle est difficile à rendre palpable dans une chronique.

  « Par la bouche d'aération à la grille cassée, la lumière de l'après-midi se déversait à l'oblique. Autour de nous il n'y avait que du silence et de la poussière blanche. Un silence et une poussière qui semblaient être envoyés depuis la nuit des temps. On n'entendait même pas un souffle de vent. Et le hibou perché sur sa poutre conservait dans son silence la sagesse de la forêt. Sagesse qui s'était transmise de génération en génération depuis les temps les plus anciens. »


[Critique publiée le 10/03/23]

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B I L B O   L E   H O B B I T   John Ronald Reuel Tolkien - 1937

Le Livre de Poche - 380 pages
15/20   Roman fantastique d'apprentissage

    Bilbo Baggins est un hobbit qui, comme tous ses congénères, vit tranquillement dans une demeure enterrée où la routine est sa religion première. Un jour, cependant, le célèbre magicien Gandalf vient lui rendre visite et le lendemain treize nains envahissent sa maison pour y partager les agapes.
Les nains, menés par leur chef Thorin Oakenshield et accompagnés de Gandalf, font chemin vers la Montagne Solitaire où le dragon Smaug s'est installé en s'emparant d'un énorme trésor qui fût le leur jadis. Ayant besoin d'un cambrioleur pour la phase finale de leur plan, ils sont venus demander l'aide de Bilbo.
Réticent au début, Bilbo accepte de quitter le confort et le calme de son village pour traverser la Terre du Milieu et affronter les plus grands dangers.

  Le hobbit apprend à manier l'épée elfique et combattre les plus vils ennemis qui vont se dresser sur son chemin comme les trolls, les gobelins, les araignées géantes ou les wargs. Il fait aussi face à un moment de solitude profonde lorsqu'il se retrouve perdu dans l'antre de l'immonde Gollum. Là, il tombe par chance sur un trésor inestimable : un anneau magique qui confère l'invisibilité.

  Écrit à l'origine pour de jeunes lecteurs, ce livre est devenu une référence littéraire classique et les enfants comme les adultes y trouveront matière à réflexion.
Le thème qui m'a le plus séduit dans cette histoire est l'évolution psychologique de Bilbo. Peureux et attaché à sa vie routinière et sécurisante au début du récit, le hobbit s'endurcit petit à petit et prend confiance en lui. Il s'ouvre aux autres et apprend à vivre avec la communauté des nains et du magicien qui l'entoure au quotidien.
Méfiants à son égard au début, malgré la confiance que lui porte Gandalf, les treize nains découvrent un personnage qui évolue au fil des épreuves et qui prend même des initiatives et des risques jusqu'à leur sauver la vie.
En ce sens, Bilbo le hobbit est un roman d'apprentissage.

  Face au succès de cette histoire, Tolkien, sur la demande de son éditeur, poursuivit en écrivant son œuvre la plus célèbre intitulée Le Seigneur des anneaux.
Le professeur d'université a créé tout au long de sa vie une véritable mythologie dans laquelle il situe ses romans et poèmes. Il a imaginé un monde, la Terre du Milieu, et inventé une langue (le quenya) en s'inspirant notamment du finnois et de l'imaginaire de ce pays : le Kalevala.

  Bilbo le hobbit a été décliné en une trilogie pour le cinéma par le réalisateur Peter Jackson entre 2012 et 2014. Le premier opus, Un voyage inattendu, est particulièrement réussi car il montre clairement l'évolution psychologique du héros.

  Enfin, notons que deux traductions françaises existent aujourd'hui pour l'œuvre de Tolkien. Celle que j'ai lue est à l'initiative de Francis Ledoux et date de 1969. Elle souffre de quelques maladresses et lourdeurs stylistiques mais a le mérite d'avoir fait connaître et rayonner le texte dans notre pays.
En 2012, l'éditeur Christian Bourgois propose une traduction entièrement revue par Daniel Lauzon. Cette nouvelle version bénéficie notamment d'une meilleure connaissance universitaire de l'ensemble des écrits de Tolkien et a pour objectif principal de rendre cohérente l'œuvre dans sa globalité et d'harmoniser la traduction des noms propres (personnages et lieux) entre les différents récits de la Terre du Milieu. Lauzon poursuit son chantier en revisitant ensuite Le Seigneur des anneaux.
Tout cela a fait naître de nombreux débats chez les passionnés de Bilbo et Gandalf. Ainsi, Bilbo Baggins, initialement appelé Bilbon Sacquet par Ledoux, s'est vu renommé Bilbo Bessac au début des années 2010 ; ce qui a semble-t-il perturbé beaucoup d'anciens lecteurs...


[Critique publiée le 19/11/16]

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