Makibook
Chroniques d'une évasion littéraire

Romans > Horreur

P U Z Z L E   Franck Thilliez - 2013

France Loisirs - 513 pages
13/20   Un thriller aux allures de jeu vidéo

    Le récit débute par la découverte dans un chalet des Alpes françaises des corps de huit victimes tuées à coup de tournevis. À l'extérieur se trouve un individu, sans doute le meurtrier, hagard et l'outil encore à la main.

  Environ un an plus tard, le lecteur fait la connaissance du personnage principal de ce roman. Ilan, un jeune homme, travaille de nuit dans une station-service et vit une existence tourmentée après la disparition de ses parents dans un tragique accident de voilier.
Son ancienne petite amie, Chloé, lui rend soudainement visite ravivant en lui une peine de cœur difficile elle aussi à surmonter. Mais la jeune femme vient avec un unique objectif : attirer Ilan dans une chasse au trésor, un jeu grandeur nature qui se nomme Paranoïa. L'ancien couple était en effet friand de cette activité extrêmement chronophage mais souvent prometteuse de gains mirobolants pour les participants les plus perspicaces.
Malgré ses premières réticences à sombrer de nouveau dans le rythme infernal d'une enquête aux indices souvent ardus à déchiffrer, Ilan est piégé par l'emballement de Chloé et devient vite convaincu que le jeu est déjà entré dans sa vie indépendamment de son choix.
Avec à la clé un gain de 300 000 euros, Paranoïa est un jeu qui cultive plus que jamais le mystère pour les candidats. Quand commence réellement la partie ? Quelle en est la porte d'entrée ? Qui l'organise ? Pourquoi Ilan ressent-il un lien fort entre ce jeu qui arrive sans prévenir dans son existence chaotique et le mystère qui entoure la mort de ses parents ?
Rapidement, les indices se succèdent menant Ilan et Chloé au cœur de l'action dans un hôpital psychiatrique désaffecté perdu au fin fond des montagnes savoyardes.
Coupé du monde extérieur au sein de cet établissement cerné de murailles, inquiet par la rudesse de l'hiver qui s'annonce, Ilan découvre les autres participants à ce jeu machiavélique dont les règles sont particulièrement anxiogènes :

 « Règle numéro 1 : Quoi qu'il arrive, rien de ce que vous allez vivre n'est la réalité. Il s'agit d'un jeu.
  Règle numéro 2 : L'un d'entre vous va mourir.
»

  Le huis clos se met alors en place laissant l'angoisse monter crescendo jusqu'au dénouement final.

  Ce thriller fait évidemment penser au bijou de Dennis Lehane intitulé Shutter island et publié en 2003. L'action se déroule dans le même type de lieu et le renversement final est également du même acabit.
Cependant, j'ai beaucoup moins apprécié Puzzle.
La densité psychologique des personnages reste très secondaire, le style d'écriture est assez froid, clinique, sans charme particulier ; seule l'efficacité est recherchée pour servir l'histoire. J'ai eu l'impression non pas de lire un livre mais d'évoluer dans un jeu vidéo. Ardent défenseur de la valeur ajoutée de la littérature dans la stimulation de l'imaginaire, je reste donc dubitatif quant à la forme de l'exercice auquel s'est livré Franck Thilliez.
Heureusement, ce roman possède tout de même des qualités. L'auteur a découpé son histoire sous forme de chapitres courts et nerveux dont chaque dernière page appelle irrémédiablement à attaquer le suivant. Le dénouement est également clairement explicité, Thilliez ne laissant pas le lecteur, comme c'est parfois le cas, sujet à de multiples interrogations et interprétations sur le sens des dernières lignes.

  Pour terminer, je tiens à m'insurger contre le coût exorbitant facturé par l'éditeur France Loisirs pour la présente édition. Le prix appliqué est celui d'une édition en grand format alors que l'objet vendu ne possède qu'un gabarit à peine plus grand que celui de la version en livre de poche qui est, elle, deux fois moins chère...


[Critique publiée le 13/01/15]

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S H I N I N G   Stephen King - 1977

Le Livre de Poche - 471 pages
14/20   Le démon de l'alcool

    Jack Torrance, sa femme Wendy et leur fils Danny vivent de manière précaire après que le père de famille a perdu son emploi suite à une altercation liée à son problème avec l'alcool.
Déchu de son activité de professeur dans le Vermont, Jack fait jouer ses relations pour trouver assez rapidement un nouveau poste provisoire. Il est ainsi nommé gardien de l'hôtel Overlook durant l'hiver. Ce palace, construit dans les montagnes du Colorado, bénéficie d'une vue somptueuse sur des sommets grandioses et demeure une référence pour de riches touristes qui viennent en profiter en saison estivale.
Durant l'hiver, l'établissement est totalement isolé car les routes y menant sont lourdement enneigées. La famille accepte donc d'y passer la basse saison avec pour principale mission de soigner les caprices de la chaudière régissant la température dans les trois ailes du bâtiment.

  Dès leur arrivée à Overlook, Danny perçoit un sentiment de terreur lié à ce lieu.
Du haut de ses 5 ans, cet enfant est différent des autres car il possède un don, le « Shining », lui permettant de connaître les pensées des autres, de localiser des objets égarés ou encore de visualiser des situations du passé ou à venir.
Acculé dans une impasse financière, Jack doit absolument honorer son travail. Danny se retrouve ainsi tiraillé entre la peur que lui inspire l'établissement et celle de voir son père abandonner leur dernière chance de salut.
La neige isolant rapidement la famille, la voie la plus sage consiste finalement à rester bien au chaud au sommet des montagnes...

  Rapidement, le chef de famille découvre une multitude d'anciens documents près de la chaudière, dans la cave, et s'entête alors à reconstituer l'histoire peu reluisante de l'hôtel, ancien repère de mafieux. Son attirance pour l'alcool qui devient de plus en plus forte provoque chez Danny des sentiments ambivalents à l'égard de son paternel.
L'enfant, de son côté, explore aussi les interminables couloirs et les chambres obscures et vides. Et malgré l'avertissement formel du sympathique Dick Halloran, responsable des cuisines, il est continuellement attiré par une chambre bien précise, celle au numéro 217...

  Troisième roman de King, Shining signe le début d'un succès qui ne s'arrêtera jamais durant les décennies qui vont suivre. Considéré comme un roman phare de son œuvre, cet huis clos aborde de face la fragilité des personnes alcooliques et l'éclatement du noyau familial qui bien souvent en résulte. Le contexte fantastique peut finalement n'être vu que comme une séduisante mise en forme qui permet de traiter dans le fond une maladie qui n'en finit pas de faire des ravages.
Stephen King a lui-même rencontré de gros ennuis liés à sa consommation d'alcool et de drogue dès la fin des années 70 et ce durant trente-cinq années. Ses addictions sont omniprésentes bien au-delà de ce livre car l'ensemble de sa bibliographie regorge de personnages soumis aux sirènes pernicieuses de la boisson. L'alcoolisme de Jack Torrance est ici un vice dans lequel s'engouffrent les forces maléfiques qui règnent sur l'hôtel.
Quelques images vraiment terrifiantes naissent à la lecture du roman. Par exemple, celle de la première entrée de Danny dans la chambre 217 subsiste bien longtemps après avoir tourné la dernière page. J'avoue avoir eu quelques réticences à monter seul dans ma salle de bain qui comporte une baignoire les premiers soirs suivant cette lecture.
Lors de son interview par François Busnel sur le plateau de La Grande Librairie le 14 novembre 2013, Stephen King a reconnu que cette scène avait été parmi la plus terrifiante à écrire de toute sa carrière et que son inspiration était précisément venue du film Les Diaboliques (Henri-Georges Clouzot, 1955).
Trente-six années après sa création, je confirme que l'effet est resté terriblement glaçant, preuve d'un indéniable talent.
Le dernier chapitre m'a également fasciné car il démontre l'aisance remarquable de l'auteur américain à poser ses personnages dans un cadre, à les faire s'exprimer avec émotion et à conclure un roman d'horreur sur une note apaisée en très peu de pages. Le rythme tout particulièrement cinématographique est un vrai modèle d'écriture.
Néanmoins, ce livre, aussi mythique qu'il soit, n'est pas le meilleur de son œuvre selon moi. Le style est un peu daté, le rythme parfois inégal et la trame générale assez convenue.
Signalons aussi à l'éditeur une erreur de traduction dans la langue de Molière lorsque l'auteur fait référence à la série Secret Agent avec l'immense Patrick McGoohan. Simplement traduit par les termes l'Agent secret, il faut savoir que le titre français choisi et usité est Destination Danger.

  En 2013, l'écrivain du Maine a publié une suite, Docteur Sleep, et est venu officiellement pour la première fois en France et en Allemagne en faire la promotion. L'accueil du public et des médias a été phénoménal et a dépassé tous les pronostics de son éditeur et de son agent littéraire. J'ai pour ma part assisté à la conférence au Grand Rex à Paris afin de voir et écouter celui qui sait si bien prendre par les mains des millions de lecteurs pour les embarquer dans ses histoires avec ce don inégalable. Un sacré moment rempli d'émotions...


[Critique publiée le 01/01/14]

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C U J O   Stephen King - 1981

Albin Michel - 351 pages
17/20   Une mise en scène réussie pour un dénouement terrifiant

    Au cœur de l'état américain du Maine vit Cujo. Cet énorme Saint-Bernard de cent kilos fait le bonheur de Brett, le fils de la famille Camber installée un peu à l'écart de la ville de Castle Rock, au bout d'une petite route de campagne.
Le père de Brett, Jœ Camber, y tient un garage et mène une vie de patachon au grand désespoir de sa femme Charity.

  La famille Trenton réside à Castle Rock. Vic et Donna traversent une période de couple difficile car la jeune femme a une relation extra-conjugale. Ils ont un petit garçon, Tad, de quatre ans.

  Les deux familles vont voir leur destin basculer dans un même enfer à la suite d'un malheureux et tragique concours de circonstances.
Cujo, mordu par une chauve-souris, attrape le virus de la rage. Délaissé par sa femme et son fils partis rendre visite à la famille, Jœ Camber se retrouve seul avec la bête devenue folle.
Au même moment, Donna et Tad Trenton se rendent avec leur voiture défectueuse au garage afin d'y changer une pièce. Arrivé au bout du chemin conduisant chez les Camber, le véhicule tombe en panne. La mère et l'enfant sont désormais prisonniers du Saint-Bernard...

  Stephen King nous décrit ici la vie de deux ménages ordinaires dans l'Amérique profonde, loin des grandes villes clinquantes délivrant sans cesse leur message de gloire et d'argent. Pour ces familles, les problèmes d'alcool, de couple, d'argent et de stress professionnel font partie du quotidien.
L'écrivain américain présente ainsi les protagonistes de son histoire en brossant un portrait social de l'Amérique. Et s'il détaille autant la vie de ces gens ordinaires, c'est pour mieux embarquer son lecteur dans l'horreur en seconde partie du récit.
Là, le rythme change, le sang se met à couler, le suspense devient intense, la tension y est prégnante. Et cette histoire de chien enragé qui pouvait sembler grossière au début du roman devient alors parfaitement réaliste.

  Inutile de dévoiler la fin bien évidemment... Retenez juste que King n'épargne ni son lecteur, ni ses personnages. Cujo, écrit par le maître dans les années 80, a gardé tout son charme...


[Critique publiée le 19/04/19]

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L E S   R É G U L A T E U R S   Richard Bachman - 1996

Albin Michel - 388 pages
17/20   Une histoire démoniaque

    L'histoire commence durant l'été 1996 dans un quartier résidentiel de Wentworth dans l'Ohio ; un lieu typique de l'Amérique profonde avec son apparente tranquillité...
Dans ce quartier, une rue est décrite : Poplar Street. Elle est bordée de maisons et de jardins aux pelouses bien vertes où les enfants profitent du ciel bleu entre parties de base-ball et descentes à rollers sur les trottoirs pendant que les parents soignent l'herbe par un coup de tondeuse ou sirotent un verre à l'ombre de leurs vérandas...
Ainsi, tout semble apaisé et bien lisse pendant ce « bon vieux mois de juillet parfait » comme l'écrit l'auteur.
Puis, Cary Ripton, le livreur du journal d'annonces, déboule dans la rue à bicyclette et lance un exemplaire vers chacune des habitations. C'est l'occasion de découvrir les locataires de Poplar Street : Brad Josephson arrosant ses fleurs, Johnny Marinville grattant quelques accords de guitare, Gary Soderson buvant de l'alcool encore et encore. Sont également présents le professeur Peter Jackson, rentrant tout juste en voiture chez lui, et le berger allemand Hannibal traversant la route pour attraper le frisbee des jumeaux Reed qui font une partie dans leur jardin avec deux copines, dont la voisine Susi Geller.

  Tout le monde n'a pas encore été présenté mais le décor a déjà été planté de manière magistrale en moins de vingt pages. Et à partir de là : « Les événements vont s'enchaîner très vite et personne, sur Poplar Street, ne comprend encore ce qui arrive. »
En effet, il y a un petit détail que le livreur de journaux a perçu le premier : un van rouge rutilant semble stationné à l'entrée nord de la rue.
D'autre part, bien que personne ne le sache à ce moment-là, l'une des maisons de la rue cache des événements terribles qui se cristallisent autour de Seth Garin, un jeune garçon autiste de huit ans, élevé par sa tante Audrey suite au meurtre de sa famille (parents, frère et sœur). Le gamin est passionné par un western, Les Régulateurs, et une série assez violente, MotoKops 2200.
Les événements vont donc se précipiter et dans cette rue pourtant si accueillante, par un après-midi d'été bien paisible et ensoleillé, un véritable carnage va survenir décimant villas et locataires.
L'univers télévisuel du petit garçon va soudain quitter sa nature de fiction pour devenir réalité. Une réalité improbable, décalée, abstraite, inimaginable et incohérente. La perplexité, l'incompréhension la plus folle et une terreur croissante saisiront instantanément les voisins démunis de Seth Garin et conduiront le lecteur dans un cauchemar.

  Richard Bachman est le pseudonyme utilisé par Stephen King dès 1977 pour écrire incognito ses romans d'horreur et tester ainsi la constance de son talent auprès du public. Le canular a été découvert en 1985 par un étudiant obligeant dès lors le King à « tuer » son alter ego en le faisant succomber à un cancer.
Les Régulateurs serait, d'après la note de l'éditeur en début d'ouvrage, la publication d'un manuscrit découvert en 1994 par la femme de Bachman devenue veuve.
Toute cette mise en scène fantasque démontre le goût de Stephen King pour rendre authentique autant que possible l'existence et la disparition de ce fameux Richard Bachman, auteur entre autres de The running man et La peau sur les os.
Quoiqu'il en soit, le maître de l'horreur signe ici un très bon roman qui demeure intensément violent par des scènes de carnage parfois à la limite du supportable...
Notons que le livre débute par un dessin présentant le plan de Poplar Street avec ses maisons et les noms de chaque habitant. Cette initiative est la bienvenue car, pour rentrer dans le récit, il faut intégrer une bonne vingtaine de personnages, ce qui nécessite une certaine gymnastique de la part du lecteur !

  Ensuite, c'est la descente en enfer avec ce style inimitable, cette faculté unique pour raconter les événements les plus terrifiants en les faisant naître dans des situations plus qu'ordinaires...
Même sous le nom de Bachman, Stephen King aborde des thèmes récurrents dans son œuvre : le travail de l'écrivain à travers un personnage auteur pour les enfants ou bien la guerre du Vietnam et ses démons qui servent d'étalon dans la mesure du degré d'horreur qui s'abat sur cette banlieue de l'Ohio.
Les enfants aussi sont omniprésents : ce sont eux qui ouvrent le récit et c'est au cœur même d'un gamin de huit ans que va se nicher Tak, l'entité diabolique responsable de tout. Depuis Carrie, son premier succès en 1976, en passant par le magistral Ça, l'univers du King s'articule autour d'eux.
Enfin, les armes en vente libre, pointées très souvent du doigt lors des tueries de masse aux États-Unis, sont responsables de deux erreurs mortelles lorsque deux groupes d'habitants décident de quitter leurs maisons pour affronter le mal à l'extérieur. Totalement inutiles face au pilonnage de l'ennemi, ces armes n'auront pour effet que d'alourdir tristement un bilan déjà catastrophique malgré les mises en garde de l'écrivain Johnny Marinville : « Nous prenons des précautions parce que nous savons qu'un revolver peut blesser et tuer, pensa Johnny, mais il y avait plus. À un certain niveau, nous savons que ces armes sont mauvaises, démoniaques. Même leurs partisans les plus forcenés le sentent. »
À noter que Stephen King a publié en 2013, suite notamment à la tuerie de Newton qui a fait vingt-huit morts dans une école primaire en 2012, un petit manifeste dénonçant le lobby américain des armes, représenté par la NRA (National Rifle Association), et appelant à une réglementation plus stricte.
Enfin, précisons que Les Régulateurs a été publié le même jour que Désolation, un autre pavé signé Stephen King cette fois et reprenant les mêmes personnages dans un univers différent. Les couvertures de ces deux récits, indépendants et néanmoins jumeaux, s'assemblent visuellement et prolongent ainsi cette étonnante expérience littéraire.

  Stephen King est un écrivain populaire ; il a vendu des centaines de millions de titres depuis les années 70 à travers le monde. Cantonné aux thèmes de l'horreur et du fantastique, certains critiques ne voient en lui qu'un écrivain de bas étage traitant un genre puéril et mineur.
Ces mêmes détracteurs se renforcent dans leurs convictions en dénonçant les dollars qu'il accumule. Car pour l'intelligentsia littéraire, le succès est forcément douteux, sauf en cas de prix Goncourt ! Plaire au peuple et non seulement à une élite intellectuelle ne saurait être synonyme de qualité littéraire.
Et pourtant...
À travers les livres du King, c'est toute la mythologie moderne américaine qui est disséquée. L'auteur a dressé au fil de son œuvre une radioscopie de l'Amérique des années 60 jusqu'à aujourd'hui avec ses failles, ses peurs et ses traumatismes.
Son Maine natal est à l'image d'une Terre du Milieu de Tolkien, un lieu géographique identifié définitivement associé à son œuvre.
Citée aussi dans Les Régulateurs, l'œuvre naturaliste de l'immense Thomas Hardy semble avoir influencé grandement le côté sombre de l'univers de l'écrivain américain. Et il suffit de se référer à ma chronique du roman Tess d'Urberville pour prendre conscience de la place majeure du poète et romancier anglais dans le monde des lettres depuis plus d'un siècle...
Le style, le ton direct et l'argot souvent employés classent évidement Stephen King dans la catégorie de l'écrivain populaire, accessible par tous. Souvent utilisé de façon péjorative, il faut accoler ici au terme « populaire » celui de « noble » pour caractériser une œuvre qui est aujourd'hui étudiée, analysée, disséquée par des spécialistes, des universitaires.
En 2003, il a d'ailleurs reçu pour l'ensemble de sa carrière d'écrivain le National Book Award, l'une des plus hautes distinctions littéraires aux États-Unis. Il était temps !


[Critique publiée le 18/07/13]

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R O A D M A S T E R   Stephen King - 2004

Albin Michel - 444 pages
19/20   Leçon d'acceptation

    En 1979, dans une station-service de Pennsylvanie s'arrête une Buick Roadmaster de 1954. Jusque-là, rien d'anormal.
Un homme étrange descend alors de la voiture. Le pompiste entrevoit son visage à la peau cireuse et aux yeux en forme d'amandes. L'individu au chapeau noir rentre dans la station pendant la durée du plein, il n'en ressortira jamais et restera définitivement introuvable.
La voiture est alors récupérée par la Compagnie D de la police d'État de Pennsylvanie et l'enquête affectée au policier Curt Wilcox.

  En 2001, Curt est victime d'un accident mortel. Percuté par un 38-tonnes lors d'un banal contrôle routier, il laisse son fils Ned sans père.
Le jeune homme passe l'été au sein de la Compagnie D, dans l'ombre du défunt, à faire de petits travaux manuels. Très rapidement, il est intrigué par le hangar B qui renferme une vieille Buick.
Sandy DearBorn, nouveau chef de la Compagnie D affecté par le destin des Wilcox, se lie d'amitié avec le jeune Ned et décide de lui raconter les vingt dernières années passées autour du mystérieux hangar...

  Le roman est ainsi constitué de chapitres racontant différents épisodes de l'expertise de ce véhicule depuis la fin des années 70.
Selon le point de vue, le narrateur change et les différents membres de la Compagnie D se remémorent des anecdotes plus ou moins terrifiantes à l'adresse de la jeune recrue Ned Wilcox.
Par exemple, lors de sa récupération dans la station-service, la Buick se révèle être constituée d'un tableau de bord factice. Ensuite, dans le hangar où elle est entreposée, d'étranges phénomènes vont se dérouler régulièrement : fluctuations de la température, orages électriques, éclairs lumineux, bourdonnements, ...
Des événements encore plus dramatiques surgiront dont la disparition d'un policier ou l'apparition de créatures inconnues !

  Cette suite de flashbacks se situe entièrement dans les locaux de la Compagnie D et sur les routes alentours. Cela semble avoir dérangé beaucoup de lecteurs qui ont regretté le manque de rythme et d'action. Je pense au contraire que le récit tient en constante haleine celui qui prend la peine de le commencer.
Dès les premiers chapitres, une tension permanente s'installe pour le lecteur qui s'identifie aisément à Ned écoutant cette histoire incroyable. Les nerfs sont ensuite mis à rude épreuve dans certaines scènes. Je pense notamment à la dissection dans un étroit cagibi de la grosse chauve-souris, à l'œil vitreux et démesuré, par Curt Wilcox penché sur son microscope et deux collègues dont l'un qui tient sa caméra en évitant de vomir. Stephen King maîtrise l'art de nous donner la réelle impression d'être dans cette pièce exiguë, des gouttes de sueur perlant aux tempes.
Une autre créature dont je n'en dirai point davantage nous tétanise également et ces réflexions menées par l'un des policiers nous laisse entrevoir le caractère inimaginable des événements racontés : « On aurait dit que mon cerveau avait perdu la faculté de donner quelque sens que ce soit à ce que mes yeux voyaient. En tout cas, ce n'étaient pas des jambes, ni des pattes, et il y en avait trois. »
Cet épisode renversant est aussi l'occasion d'ouvrir une réflexion sur les problématiques de différence et de tolérance.

  Les avis mitigés à propos de Roadmaster font également souvent référence aux nombreuses questions qui restent en suspens à la dernière page.
Je vois là au contraire un livre sur l'acceptation. Chacun dans sa vie est confronté à des écueils qui restent parfois sans solution, doit faire des compromis et ne pas prendre le chemin initialement prévu. Ainsi, toute l'histoire racontée par la Compagnie D doit être extrapolée et vue comme une allégorie des vicissitudes de la vie.
À ce titre, l'auteur, dans ses notes passionnantes en postface, décrit son travail comme une « méditation sur la qualité essentiellement indéchiffrable des événements de la vie, et sur l'impossibilité dans laquelle nous sommes de leur trouver une signification cohérente ».

  Enfin, il est à noter que la rédaction du manuscrit, commencée en 1999, a été interrompue par le terrible accident dont a été victime Stephen King la même année. Comme son personnage Curt Wilcox, l'écrivain du Maine est renversé par un camion et gravement blessé. Ou comment la fiction a tragiquement rattrapé la réalité...


[Critique publiée le 06/03/14]

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D Ô M E   Stephen King - 2009

Albin Michel - 1196 pages
12/20   Une bonne idée de départ laborieusement exploitée

    Une petite ville américaine comme tant d'autres : Chester's Mill située au nord de Castle Rock dans l'État du Maine.
Et soudain, dès les premières pages, c'est l'apocalypse. Des avions ou camions explosent littéralement en s'approchant de la cité. Des oiseaux tombent en plein vol et viennent s'écraser au sol.
Les premiers habitants témoins de ces drames s'aperçoivent rapidement qu'une surface invisible coupe littéralement l'espace en deux tout autour de Chester's Mill l'isolant ainsi du reste du monde. Cette structure inconnue surnommée « Dôme » semble s'enfoncer profondément sous la surface du sol et monter extrêmement haut dans le ciel. Le phénomène est-il d'origine extraterrestre ? Correspond-il à une expérience militaire lancée pour tester une nouvelle arme hors norme ? Les hypothèses sont nombreuses mais la réponse totalement inconnue.

  Très rapidement, la population doit s'adapter et différents clans se mettent naturellement en place face à ce phénomène terrifiant. Stephen King, en démiurge, isole ainsi un lieu pour y observer, tel un mélange placé sous un microscope, les comportements humains à l'œuvre.
Et le confinement forcé tourne vite à la pagaille car très rapidement le problème d'accès aux ressources devient un casse-tête. Le second conseiller de la ville, Jim Rennie, prend la tête des opérations en renforçant le pouvoir policier, manipulant l'opinion publique et éliminant les personnes gênantes. L'homme est l'archétype de l'américain puissant et abruti qui s'enrichit sur le dos des autres en magouillant. Il est à la tête d'un important réseau de production de drogue, roule en Hummer et n'a aucune morale malgré la foi qu'il prône autour de lui. Évidemment, il n'est pas difficile d'imaginer ce personnage aujourd'hui : cet individu qui a un balai sur la tête et qui enfile les propos débiles à longueur de temps de l'autre côté de l'Atlantique devrait parfaitement convenir...
À l'opposé, Dale Barbara, cuisinier de passage dans la ville, est réfléchi et souhaite que la crise soit gérée avec justice et pondération. Ancien militaire ayant affronté des situations extrêmement difficiles en Irak, il est réhabilité au sein de l'Armée US par le président des États-Unis en personne pour prendre en main les opérations de sauvetage. Celles-ci restent malheureusement limitées car même le tir d'un missile de croisière contre la paroi externe du Dôme ne produit rien !

  Victime d'un complot ourdi par Jim Rennie, Barbara est accusé d'avoir commis quatre meurtres ! Aidé entre autres de la rédactrice en chef du journal local, de la femme de l'ancien chef de la police et de jeunes adolescents débrouillards, le militaire va devoir tout faire pour élucider le mystère du phénomène isolant Chester's Mill et se défendre face aux graves accusations d'un édile devenu totalement fou.

  Dôme est un roman ambitieux : sa taille est conséquente, le sujet est prometteur. Pourtant, plusieurs défauts nuisent à la qualité générale du récit, et cela est vraiment dommage !
Les personnages en scène sont très nombreux ; heureusement, Stephen King a intégré une liste exhaustive de leur nom, prénom et profession en ouverture du roman comme cela se fait pour les pièces de théâtre notamment. Il faut s'y raccrocher très souvent dans les premières centaines de pages. Et s'arracher un peu les cheveux lorsque des surnoms sont employés.
Le côté théâtre s'arrête là. J'ai en effet davantage pensé à un livre conçu pour une adaptation en série pour la télévision.
La valeur ajoutée du format écrit est ici rognée à mon sens : il y a bien trop peu de descriptions et de passages littéraires pour ce grand écrivain. L'essentiel de l'histoire manque ainsi de densité et de puissance tant les détails semblent superficiels et les dialogues sont omniprésents.
Cela est renforcé par un manque de souffle durant une grande partie de l'histoire. Ainsi, entre la montée en puissance lors de l'apparition du Dôme et la rencontre avec les familles situées à l'extérieur du phénomène jusqu'à la fin émouvante, les pages se tournent parfois laborieusement. L'histoire semble interminable à certains moments et manque de dynamisme. Un seul tome n'aurait-il pas été suffisant ?

  Bien sûr, il y a quelques pages qui ne trompent pas sur l'identité de l'auteur.
Le style tout d'abord avec des phrases typiques comme celle-ci : « À la lueur du tableau de bord, les yeux d'Alden paraissaient jaunes et humides. Les yeux d'un chien qui se serait cassé deux pattes en tombant dans un trou. »
Je pense aussi à ce chapitre qui rompt totalement et étonnamment avec le reste. King se met à employer le « nous » en guise de pronom personnel pour entraîner avec lui son lecteur tel un vieux pote dans les rues et les maisons de Chester's Mill afin d'y regarder en observateurs extérieurs une tranche de vie quotidienne. C'est brillant et superbe du point de vue de la mise en scène.
J'ai beaucoup aimé les quelques pages décrivant le trajet de Samantha Bushey prise en stop par Alden Dinsmore. On y ressent beaucoup d'émotion dans leur dialogue feutré, pudique et implicitement complice.
La fin de Dôme est émouvante et j'y vois un hommage de l'auteur américain à son chien, un Corgi, auquel il semble très attaché dans sa vie privée.

  Enfin, je dois mentionner ici ma grande déception envers l'éditeur, Albin Michel, qui a publié ce texte traduit en français en omettant d'y corriger les fautes et autres petits mots oubliés. Je crois que c'est précisément le travail d'un éditeur.
Deux ou trois fautes sur un texte aussi conséquent peuvent, à la rigueur, passer. Mais, comme ici, un nombre de coquilles bien au-delà est agaçant pour le lecteur. Cela ouvre alors légitimement des questions supplémentaires sur la qualité de la traduction en elle-même. Après tout, le travail éditorial n'ayant pas été assuré sur la forme, qui me dit que le fond est fidèle ?
Le livre est un objet précieux en ces temps d'écrans surconsommés, le lecteur mérite de l'attention. La littérature est à tout point de vue gagnante en tirant toujours plus haut, vers l'excellence. L'éditeur fait partie de cette chaîne.


[Critique publiée le 20/06/21]

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R E V I V A L   Stephen King - 2014

Albin Michel - 438 pages
18/20   Un art de la narration incroyable

    Voici l'histoire de Jamie Morton.
En octobre 1962, le petit garçon de six ans fait une rencontre déterminante dans sa vie alors qu'il est en train de jouer avec ses petits soldats sur le chemin de terre devant la maison familiale de Harlow. Charles Jacobs, le nouveau pasteur de la ville, s'arrête pour saluer et jouer avec le bambin avant de se présenter au reste de la famille.
Jamie est le cadet d'une fratie comprenant quatre garçons et une fille. Il adore sa sœur Claire, l'ainée, qui est une seconde maman pour lui. Ce petit monde est croyant et se rend chaque dimanche à la messe ainsi que chaque jeudi, pour les enfants, aux réunions de l'Union des Jeunesses Méthodistes.
En dehors de ses prêches, le pasteur Charles Jacobs se passionne pour l'électricité qui reste à ses yeux mystérieuse et miraculeuse. Il présente à Jamie les petites inventions qu'il s'amuse à créer.
Mais un accident vient perturber l'équilibre idyllique au sein de la famille : Connie, l'un des frères de Jamie, perd la voix suite à un coup de bâton de ski dans la gorge. Malgré le ton rassurant du médecin, il reste pourtant muet durant de longues semaines et doit communiquer par écrit. Le pasteur propose de tenter la guérison du garçon en utilisant un système de stimulation électrique de son invention. Et cela marche à merveille !

  Malheureusement, c'est au tour de Charles Jacobs lui-même d'être touché par un drame, bien plus terrible, qui remet en cause toute sa foi en Dieu et l'éloigne de la religion et des habitants de Harlow...

  La vie continue pour Jamie qui se découvre une passion pour la guitare et devient musicien enchaînant les groupes de rock et les concerts. La drogue aussi entre dans son quotidien jusqu'à le faire devenir totalement dépendant et malade.
Nous sommes en 1992, Jamie a trente-six ans et il va croiser une seconde fois la route du révérend Jacobs à Tulsa dans l'Oklahoma après s'être fait virer de son groupe de musique à cause de son état de camé.
Celui qui se fait désormais appeler Dan Jacobs officie dans une grande foire où il met en scène des « portraits à la foudre ». La foule est nombreuse et l'ambiance électrique.
Cette seconde rencontre va être considérablement bénéfique pour Jamie qui va retrouver le droit chemin. Pour autant, Jacobs est toujours aussi perturbant dans son rapport à l'électricité. Que cherche-t-il exactement ? Il semble possédé par une idée, un cap qu'il veut atteindre quoiqu'il en coûte.
Les destins des deux hommes sont scellés et leurs chemins ne se quitteront plus jamais vraiment. Pour le meilleur mais surtout pour le pire...

  En plus de critiquer le prêchi-prêcha des religions et les illusions qu'elle font miroiter, Stephen King rend ici ouvertement hommage à ses maîtres, « ceux qui ont bâti ma maison » écrit-il dans l'épigraphe avant de les citer : Mary Shelley, Bram Stoker et H. P. Lovecraft entre autres. La partie finale fait en effet basculer le récit dans une horreur digne de ces grands auteurs. Mais il est impossible d'en dire davantage sans divulgâcher tout le piment du récit. Sachez juste que le mystère tissé tout au long du roman se dévoile dans les quarantes dernières pages qui sont intenses et extrêmement noires.
Attention ! Cela ne signifie pas que la partie, dépourvue d'horreur, précédent la chute n'est là que pour la préparer, voire juste pour meubler comme pourraient le dire les mauvaises langues. Au contraire, je considère chacune des pages antérieures au final comme un modèle de narration absolument brillant. Stephen King n'est pas seulement un écrivain de genre et Revival en est une fois de plus la preuve. Il est avant tout un conteur merveilleux capable de prendre n'importe quel lecteur par la main pour lui raconter les choses simples de la vie comme l'amitié, l'enfance, la famille, le temps qui passe, la peur de la maladie. Bref, il sait parfaitement mettre en scène les grands thèmes récurrents de la littérature dite blanche.
Il a écrit ce livre à soixante-sept ans et, chose impressionnante, garde toujours un œil parfaitement sagace sur les périodes de l'enfance et de l'adolescence qu'il aborde continuellement depuis son premier roman Carrie publié en 1974. En brossant ici la vie de son personnage Jamie depuis ses six ans jusqu'à ses soixante-et-un ans, Stephen King ne choisit pas la facilité à travers cet exercice de grand écart temporel ; pourtant il s'en sort avec brio en sachant restituer à merveille chaque âge de la vie : depuis les premiers amours passionnés de l'adolescent jusqu'au coup d'œil nostalgique dans le rétroviseur chez l'homme d'âge mûr. La force du livre réside là selon moi : dans cette construction de vies ordinaires sur un rythme totalement haletant et addictif pour le lecteur !
L'horreur qu'il maîtrise évidemment avec perfection et qui demeurera toujours sa marque de fabrique est alors comme un voile qui vient assombrir le monde commun qu'il a bâti avec beaucoup de réalisme.

  À ce sujet, voici un extrait de l'interview du maître par le journal Télérama lors de sa venue en France à la fin de l'année 2013 :

  Télérama : « Vous dites que les livres d'horreur mettent en scène des gens ordinaires à qui arrivent des choses extraordinaires, tandis que les romans traditionnels mettent en scène des personnes extraordinaires à qui arrivent des choses ordinaires... »

  Stephen King : « L'essentiel, pour tout écrivain, est d'écrire sur ce qu'il connaît. Il se trouve que je vis, et que j'ai toujours vécu, entouré de gens ordinaires. Je ne vis pas sur un campus universitaire, ni auprès d'intellectuels et d'artistes, mais dans un coin des États-Unis où les gens sont banals, travaillent pour vivre, vont prendre un café au coin de la rue. Je connais ces vies ordinaires, et pour qu'elles soient intéressantes, pour moi comme pour le lecteur, j'aime projeter ces gens normaux dans des situations extraordinaires, où ils sont obligés d'affronter des dangers, de se montrer héroïques - ou pas. Pour moi, en fait, cela ne relève pas du fantastique, mais plutôt du réalisme, car dans la vraie vie, chacun est bel et bien confronté à des situations extraordinaires ou dérangeantes : la mort d'un proche, un accident, une maladie... Le but principal de la fiction est d'impliquer le lecteur. Moi, je veux aussi qu'il s'amuse, qu'il oublie sa vie de tous les jours. Quand j'étais enfant, on me disait parfois : Stephen, mais qu'est-ce qui ne va pas avec toi, tu as toujours le nez dans un livre. J'avais envie de répondre : mais vous ne vous rendez pas compte, je vis d'autres vies que la mienne ! »


[Critique publiée le 10/03/23]

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