Makibook
Chroniques d'une évasion littéraire
Essais > Géopoétique
L A P A N T H È R E D E S N E I G E S
Sylvain Tesson - 2019
Gallimard - 167 pages
19/20
Une escapade sauvage loin du bruit du monde
Tout commence par la proposition de Vincent Munier faite à Sylvain Tesson : assister à l'observation de blaireaux dans leur milieu naturel. L'invitation du grand photographe animalier ne peut se refuser aux yeux de l'écrivain voyageur même si ce dernier appréhende l'immobilisme requis par l'attente de l'apparition. Comment l'aventurier sans cesse aux quatre coins du monde va-t-il accepter de s'allonger dans un fossé pendant des heures, sans pérorer comme il aime le faire, pour tenter d'apercevoir les mustélidés ?
Après cette rencontre avec le monde sauvage tout proche, il décrètera pourtant : « Je tenais ces heures pour l'une des plus belles soirées de ma vie. »
Le ton est donné. Munier propose alors à Tesson de l'accompagner bien plus loin, en Asie, afin de tenter d'apercevoir la panthère des neiges. Ce dernier justifie ainsi la quête de son ami : « Munier souffrait du "syndrome de Moby Dick", dans sa forme pacifique et continentale. Il cherchait une panthère en place de la baleine et voulait la photographier au lieu de la harponner. »
En 2018 et 2019, les deux hommes se rendent ainsi au Tibet. Ils sont accompagnés dans leur quête par Marie et Leo ; la première est la fiancée du photographe et le second un apprenti philosophe devenu son aide de camp.
La bande d'amis se rend au cur de la région tibétaine sur le plateau du Chang Tang situé à 5000 mètres d'altitude. Cette zone aussi grande que la France et déjà sillonnée dans les années 70 et 80 par le biologiste américain George B. Schaller pour y étudier la faune est encore un véritable espace d'aventure selon Sylvain Tesson : « La zone échappait à l'aménagement du territoire, nom de la dévastation des espaces par la technostructure. »
Et notre auteur, fidèle à lui-même, de poursuivre en envoyant des piques à nos sociétés occidentales où tout est mis sous cloche, administré et contrôlé comme pour l'épineux sujet du loup en France : « Loups ! ne restez pas en France, ce pays a trop de goût pour l'administration des troupeaux. Un peuple qui aime les majorettes et les banquets ne peut pas supporter qu'un chef de la nuit vaque en liberté. »
Au pied de la mythique cordillère du Kunlun, le monde sauvage s'exprime librement. Dans ces décors arides parsemés de rivières gelées où les températures descendent aisément à -35 degrés, les antilopes, loups, vautours et autres animaux vivent loin de l'arrogance humaine sous l'il placide du seigneur de la région incarné par le yack. Pour attendre et tenter d'observer la mythique panthère des neiges dont l'effectif dans le monde n'est plus que de cinq mille individus, les quatre français s'installent dans une sorte de bergerie entretenue et utilisée l'hiver par une famille de nomades élevant un troupeau de yacks. La vie avec le couple tibétain et leurs trois jeunes enfants est faite de silence, de cérémonie du thé et de soirées passées autour du poêle sous l'il protecteur du bouddha.
Sylvain Tesson livre un discours appelant au respect de la beauté qui nous entoure, regrettant la mainmise de l'homme sur tout ce qui lui échappe et fustigeant entre autres les chasseurs qui tuent par loisir : « [...] je m'étais dit qu'il était fort dommage d'affubler du même nom de chasseur l'homme éventrant le mammouth d'un coup d'épieu et le monsieur à double menton distribuant sa volée de plombs à un faisan obèse, entre le cognac et le chaource. »
Dans ce récit propice à l'évasion tant géographique que spirituelle, il distille à travers une écriture ciselée, mûrie et précise sa vision du monde invitant à la contemplation, à la solitude et à l'humilité : « Il est plus difficile de vénérer ce dont on jouit déjà que de rêvasser à décrocher les lunes. »
Flirtant toujours un peu avec la misanthropie comme il le fait habituellement dans ses livres, le voyageur égrène des aphorismes toujours percutants, efficaces et porteurs de messages tranchés à destination des politiques, des scientifiques ou autres chasseurs.
Je ne divulgâche rien en livrant qu'il apercevra évidemment la panthère. Son apparition, qu'il associera poétiquement à des personnes qu'il a aimées, va le conforter dans sa démarche d'immobilité et de patience : « J'avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer. »
Que dire de plus ?
[Critique publiée le 01/01/24]
L A M A I S O N D E S M A R É E S
Kenneth White - 2005
Albin Michel - 282 pages
18/20
Images du Trégor par le poète écossais
Il a beau être écossais, il est devenu un voisin... Kenneth White a grandi et fait ses études au pays du Whisky et des Mac. Puis, il est arrivé en France, à Pau dans un premier temps.
Depuis 1983, il s'est installé à Trébeurden sur la côte nord de la Bretagne. Avec sa femme, il s'est aménagé son « atelier atlantique » comme il l'appelle ; une vieille longère entièrement rénovée sur les hauteurs de Trébeurden, au milieu de la campagne et face à la mer. Alors forcément, lorsqu'il écrit un livre sur son nouveau domaine, tout lannionnais qui se respecte se doit de l'acheter...
Et quel plaisir de découvrir ce personnage, poète, écrivain, philosophe, contemplateur de la nature. C'est un bouquin facile d'accès qui parle de choses simples, de plaisirs et de coups de gueule parfois. Mais derrière cette apparente simplicité se nichent des pistes de réflexion plus complexes sur le but de l'homme dans la vie, la voie à emprunter vers une certaine sérénité.
Tout cela reste bien sûr très subjectif mais Kenneth White, lui, semble mener son propre chemin à travers les textes (les siens mais aussi ceux des autres) et les longues marches au contact de la nature. Il nous raconte des anecdotes croustillantes sur sa relation avec elle. Ainsi, cette sorte de rituel qu'il honore régulièrement sur le sentier entre Trébeurden et Beg-Léguer, au « bosquet des Cinq Pins ». Ce lieu lui inspire un sentiment de méditation musicale. Il aime s'allonger le dos contre un tronc au soleil, puis poser ses mains sur l'écorce rugueuse des pins et il finit toujours en enlaçant le dernier dans ses bras. L'homme sait garder le ton de l'humour tout au long du livre, qualifiant cette dernière pratique de « vraiment ridicule ». Mais les lecteurs qui comprennent ce lien charnel avec les éléments naturels seront sensibles à ce besoin.
Connaissant parfaitement tous les lieux qu'il décrit, j'ai « bu » ce livre comme un cocktail de fruits frais. Le bar de l'Ouest, à Lannion, et les perruches bruyantes de la cheminée. La Micheline entre Lannion et Plouaret puis le train à compartiments entre Rennes et Brest. La poésie qui se dégage de Brest, cette ville magique du bout du monde. Morlaix, blottie sous son aqueduc. Paimpol et ses histoires de pêcheurs d'Islande qui rôdent encore dans chaque ruelle sombre. Tréguier et sa cathédrale face à la statue de l'écrivain Ernest Renan. Huelgoat, où l'on retrouvera un beau jour de 1919 l'écrivain Victor Segalen, mort, un exemplaire de Hamlet à la main.
Bref, un essai bien écrit, qui ramène aux choses fondamentales de l'existence (Kenneth White aime la pluie et les promenades par mauvais temps, ça rassure), qui fait rêver aussi par cet homme se nourrissant de livres toute l'année, qui a parfois besoin d'une grande solitude, et qui partage une relation quasi amoureuse avec la terre.
White conclut son livre par cette image toute puissante : « Je préfère ne pas parler du paradis [...] mais ce que je peux dire, c'est que ces journées passées à Ouessant resteront dans mon esprit comme des pages de soleil, de terre, de mer et de vent dans une bible de la biosphère. »
[Critique publiée le 27/10/07]
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